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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/88

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« martyre » : double titre, sans doute, à la confiance du régime nouveau. De parler haut et clair, il croyait avoir le droit : ne l’avait-il pas exercé auprès de Sa Majesté elle-même ? Ce disant, il me lisait de longues lettres de remontrances, qu’il avait adressées, ces années dernières, au gouvernement du roi : elles réclamaient qu’on s’occupât de l’agriculture, qu’on restaurât ou qu’on remplaçât avec avantage la précieuse institution des Monti frumentari, qui, sous les Bourbons, faisaient au peuple des avances de grains ; qu’on cessât d’expédier les militaires en Abyssinie et de laisser les civils filer en Argentine ; qu’on les appelât, tous ensemble, à soigner la bonne terre natale ; et l’on eût dit, en écoutant ces épîtres, assister à quelqu’une de ces interminables gronderies que commettent volontiers, en tous pays, les intimes partisans du passé. Mais l’auteur, au tournant d’une page, insistait auprès des augustes destinataires pour que les ordres de chevalerie et le « délire du fanatisme » fussent grevés d’impôts : il paraît qu’en style noble et garibaldien cette dernière périphrase désigne les processions. De tels souhaits classent un homme au-delà des Alpes ; ils authentiquent l’aloi des opinions ; et, si mon interlocuteur se permettait de gémir, ce n’était point, assurément, sous l’impression d’un parti pris réactionnaire.

Moins âpres, mais presque aussi moroses, sont les notables de Cosenza : cette pauvre ville calabraise, sous les Bourbons, était réputée si mal pensante qu’on essayait de la séduire par quelques faveurs ; elle est, depuis trente ans, connue comme si dévouée, qu’on juge inutile de lui faire plaisir et qu’on la sacrifie à Catanzaro, sa voisine plus méridionale. Aussi les langues, à Cosenza, commencent-elles de se déchaîner, et c’est assez de prêter l’oreille pour entendre parler, et à satiété, de l’incurie du gouvernement. Stérilité des terres, abrutissement des populations, permanence des anciens miasmes et développement de nouveaux foyers de fièvre, expropriations forcées des petits propriétaires et misères amenées par la concurrence exotique : sont-ce là des maux auxquels de bons préfets et de bonnes finances seraient vraiment un remède suffisant ? Il est loisible d’en douter. Nous avons écouté nos interlocuteurs avec la même attention curieuse que mériteraient, chez nous, des victimes du Deux Décembre faisant la leçon à la République : leurs déceptions nous ont paru cruelles, leurs doléances en partie fondées. Mais il en est des embarras domestiques d’un grand pays comme de certaines scènes de famille : les