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mêmes d’une entrée en campagne ; des officiers d’état-major, venus de Kief pour figurer dans des commissions locales suivent le détail de ces opérations et en font rapport.

Ainsi en va-t-il de l’importante unité qui se mobilise depuis quelques jours à Jitomir. La présence du général à la revue finale n’est donc pas absolument nécessaire. Une raison majeure nous fait pourtant sortir du wagon, et c’est le mauvais temps : les soldats devant être mouillés, il convient que nous le soyons aussi. Quant au moyen de transport, une voie ferrée étroite relie la station de Berditchef avec la ville de Jitomir, mais, récemment construite et pas encore tassée, sujette à toutes les traîtrises du dégel, elle n’est encore que promesse et que menace : tantôt les trains déraillent dans la campagne et tantôt ils naufragent dans le marais. Le comte frète des équipages à quatre ; nous grimpons sur ces perchoirs, puis, au galop sur la chaussée.

Je suis assis comme la vieille, dans Candide, pouvait s’asseoir ; la boue dans le dos et la pluie sur les genoux, je remercie d’être invité à des plaisirs pareils ; le comte me soutient, mais le général se moque de moi :

— Vous verrez donc une fois les conditions de notre travail...

Diable soit de conditions pareilles ! Berditchef s’étale sous le déluge, s’enfonce dans le cloaque ; c’est la capitale des Juifs, le foyer où pullule leur race prolifique, le refuge d’où l’hébraïsme sort menaçant. Des Juifs donc, encore des Juifs, leurs longs caftans, leurs barbes en tire-bouchon, leurs casquettes et leurs cadenettes ; mêlés aux Juifs, ces animaux dont la religion juive interdit la chair et dont il semble que respectant la vie elle ait par là multiplié le nombre ; des maisons lourdes et basses, des boutiques souterraines ; sur l’une d’elles la consolation d’une enseigne française, ou presque française : Madame Caroline. Chapraux des dames. Modes de Paris. Tout d’un coup, je me souviens. C’est ici que Balzac est venu finir sa vie... Vraiment il avait mal choisi son endroit ! Mais derrière la barrière du péage, d’autres pires conditions ; rien que la chaussée droite à travers la crotte illimitée ; des mares, des baraques qui fondent dans l’eau ; un village enfin, des chaumières gauches et tortues, humbles sous le chaume, et qui semblent des cachettes creusées sous des meules de paille ; une diligence, mouvant échafaudage de Juifs entassés ; derrière eux, sur la hauteur, une église blanche aux dômes verts, tache de couleur où les yeux se reposent... La voiture s’arrête, c’est le relais.