Les baïonnettes élevées au-dessus des têtes suppriment tout danger dans cet exercice purement psychologique ; mais des courroies, des bidons de bois, des gamelles, jonchent le terrain de la rencontre. La troupe se rallie ; nous causons entre officiers. La solde, l’avancement, la correspondance des grades français au nombre des galons, le paquetage de campagne sont nos thèmes. Le batiouchka du régiment nous écoute, noble figure de prêtre, la poitrine chargée de médailles, ses croix ecclésiastiques attachées par des rubans honorifiques aux couleurs de sainte Anne et de saint Wladimir. Nous défaisons, pour voir, un des havre-sacs que les soldats d’ici portent en sautoir, non pas sur le des comme nos soldats ; tout y est en ordre, mais l’imprévu et le nouveau, c’est ce biscuit de seigle, infiniment sec et dur, comparable à de la pierre ponce. La substance est pourtant nutritive et même stomacale ; on me la recommande pour le cas où je me trouverais fatigué après des excès de boisson.
Cependant une compagnie qui va travailler isolément s’est arrêtée face à nous. Son capitaine lui crie : Rectifiez-vous ! ce que notre langue plus douce traduirait par : Repos ! puis, les talons joints, il attend en tournant inquiètement la tête et toussant pour refaire sa voix.
— La cavalerie attaque par la droite à huit cents pas..., prononce le général.
Comme cette charge supposée apparaît à une notable distance, c’est par le feu qu’il faut y répondre ; mais le premier devoir de l’officier est d’avertir son monde :
— Enfans, la cavalerie nous charge par la droite...
Il fait front en hâte de ce côté, converse et déploie ses rangs ; la disposition prise, dissymétrique, permet du moins de mettre tous les fusils en ligne. Le général approuve et prescrit de revenir à l’ordre primitif.
— La cavalerie attaque par la gauche à trois cents pas.
Cette fois, le temps dont on dispose avant de recevoir la charge est trop court ; c’est avec la baïonnette, non plus avec la balle, qu’il faut agir ; les premiers rangs mettent un genou à terre, les autres serrent vers ceux-là, les soldats se tassent comme font les moutons en temps d’orage ; la troupe redevient troupeau.
A peine, s’est-elle ralliée que « l’infanterie débouche par derrière à cent pas ».
— Compagnie, demi-tour à gauche ! Hourrah !