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La canne levée, il entre dans leur bagarre et veut les arrêter. Trop tard. Pris dans son filet, le pêcheur d’hommes. Alors il les regarde s’éviter, se mêler, grouiller, bouillir, ou plutôt il regarde ses idées incorporées aux faits et passées dans l’action, qui reviennent vivre et combattre autour de lui.

Souriant et rafraîchi après ce bon bain de foule, il a renvoyé les soldats manger la soupe et boire le boujaron d’eau-de-vie ; il a remercié les officiers réunis en cercle. Puis, leur parlant d’une regrettable affaire et les félicitant d’avoir exclu naguère ce mauvais camarade :

— Quant à vous, vivez âme à âme, dit-il de sa voix attendrie, et croyez que le reste n’est rien.


VI

Du Boug jusqu’au Dniestr, cheminant sur les plateaux de Podolie, nous finirons dans un monde cosaque notre voyage militaire ; et déjà une batterie de cosaques d’Orenbourg, formée dans un champ au bord de la route, est venue s’offrir à la revue du général. Ce sont des artilleurs qu’il faut louer comme cavaliers ; corps maigres, figures osseuses façonnées sur le modèle Bachkir, ils montent des chevaux de steppe, au large ventre, à la tête massive, petits et laids. Nous les vîmes évoluer, vire-volter, franchir des fossés et des levées de terre ; puis le colonel, tout rouge et ruisselant, fit un temps escorte au général ; il espérait un mot d’éloge qu’il n’obtint pas.

Maintenant les deux troïkas, d’une poursuite sans fin, courent dans les traces l’une de l’autre. Là-bas, au ras de l’horizon, un épervier trace sur le bleu du ciel son vol angulaire et méchant. Des gens, au bord d’un enclos, tirent leur bonnet à Son Excellence ; derrière eux, sur le faîte de la chaumière, une cigogne va et vient, puis s’arrête pour nous regarder passer. C’est la dernière cigogne, car tantôt, dans une région plus sèche, nous ne rencontrerons plus l’oiseau de bon augure. La plaine à présent, la terre noire qui verdit par endroits. Gagnée de plus en plus à ces suggestions paisibles, incapable même d’un songe, l’âme s’identifie à la nature ; et seuls les houhou du vent, le son des grelots monotone comme un chant de grillon résonnent vaguement dans le silence du cœur.

Midi, le relais, sur la limite de deux districts ; un officier de