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Ah vous ! mes blessures, mes blessures cruelles, vous avez tari mon sang, vous avez atteint mon cœur.

Et le Cosaque qui va mourir parle à son cheval :

Ah ! toi, cheval, mon cheval, mon gentil cheval bai ! Et moi ton maître encore si jeune !... Brise le tchoumbour de soie, arrache le pieu de chêne et va-t’en, toi, mon cheval, par la route marquée de poteaux ; n’écoute pas, mon cheval, l’endroit où les herbes frémissent[1] ; écoute au loin le bruit du Kouban. Et ne te rends pas à mon ennemi, mais rends-toi à mon père, à ma mère qui m’a mis au monde, et à ma femme encore si jeune... »


Bercés par la chevauchée musicale qui sonne et piaffe autour de nous, nous roulons de nouveau dans les rues de Kamenetz. L’isthme de la presqu’île, la porte naturelle qui ouvre au sud la citadelle, est large à peu près comme un pont-levis ; à droite et à gauche le Smotritch se brise et blanchit contre le rocher. Un château construit par les Turcs garde cette issue, puis c’est le grand plateau, le grand vent, le grand soleil.

— Au revoir ! heureux voyage ! Tout vous soit bon, camarade français !

Les mains droites, au-dessous desquelles la nagaïka pend attachée par une lanière, s’offrent à nous ; les mains gauches tournent bride. Nous fuyons plus avant, nous gagnons vers la Bessarabie au galop de nos chevaux. L’odeur acre de leur sueur se mêle aux senteurs terreuses de l’air ; une heure, deux heures... Une descente précipitée à travers les rues de Jvanetz, nous met enfin au bord du Dniestr ; derrière nous, des curieux, foule bigarrée et déjà méridionale, garnissent la pente. Les bateliers au blanc costume roumain, ou plutôt romain, présentent au courant l’énorme bac sur lequel nos voitures sont rangées ; des cosaques du Térek, bechmet bleu, papaka grise, attendent en peloton sur la rive opposée.

Nouvelle escorte, nouvelle revue, et puis, nouvelle fête préparée à la lisière d’un bois. On sert la vodka, les pâtés, la savoureuse soupe de poisson, le vin du Caucase au parfum de framboise, le vin de Crimée dans lequel baignent des fraises.

Les souffleurs de zourna et les chanteurs sont formés autour de deux instrumentistes qui, déployant les bras avec des mouvemens

  1. Endroit de l’embuscade.