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patrie de hasard. Italien par son père, plus qu’à demi Italien par sa mère, l’influence de l’hérédité a primé, chez lui, celle du milieu et de l’éducation. Ainsi s’explique qu’il ait pu être à la fois athée et superstitieux, intéressé et prodigue, compliqué et naïf, incapable de réflexion et passionnément épris de beauté. Et si, de tous ceux qui l’ont connu, personne ne l’a bien compris, cela aussi, peut-être, s’explique par cette même raison. Pour ses plus intimes compagnons il a toujours été un étranger ; et l’on n’aime guère les étrangers, on ne fait guère d’efforts pour les bien comprendre, dans le pays où la destinée l’avait condamné à vivre sa vie. De là vient que tous ses amis se sont, l’un après l’autre, éloignés de lui : il y avait entre lui et eux une différence de nature qui, tôt ou tard, finissait par les choquer, et qui tenait simplement à la différence des races. Telle est, du moins, la conclusion qui ressort de ses lettres. Elle confirme pleinement l’avis, cité par M. Birkbeck Hill, d’un des plus zélés combattans de la bataille préraphaélite. Comme quelqu’un déplorait, devant lui, « le manque d’honnêteté » de Rossetti en matière d’argent : — « Oui, certes, répondit ce vieillard, vous avez raison de la déplorer ; mais je crois que William Bell Scott n’aurait pas dii écrire de lui ce qu’il en a écrit. Il n’était pas bon juge, dans la circonstance. Représentez-vous, d’une pari, ce parfait Écossais, ayant le souci de l’argent, et possédant de plus, en affaires, l’inflexible probité des hommes de sa race ; et, d’autre part, représentez-vous Rossetti, un Italien jusqu’à la moelle des os, ayant, lui aussi, le désir de l’argent, mais prodigue, généreux, désirant l’argent plutôt encore pour le donner aux autres que pour s’en servir lui-même. Généreux, il l’était à un degré effrayant ; c’était une sorte de Robin Hood de l’art. Il avait la conviction que les gens riches avaient été créés pour entretenir les artistes pauvres ; et il tirait d’eux tout l’argent qu’il pouvait, mais il faisait cela autant et davantage pour d’autres que pour lui. Maintes fois il a travaillé nuit et jour afin de pouvoir aider un ami dans le besoin : dès qu’un homme riche lui paraissait capable d’acheter des tableaux de ses camarades, il ne lui laissait plus de repos qu’il n’en eût acheté. Et si vous saviez combien il était généreux dans ses jugemens, toujours prêt à admirer ce que produisaient ses amis ! » Oui, désormais nous savons tout cela. Ses lettres à Allingham nous en apportent un sûr témoignage ; et quand elles n’auraient d’autre mérite, c’en serait assez pour nous faire voir en elles, effectivement, « les meilleures lettres de Rossetti qu’il ait publiées jusqu’ici. »


T. DE WYZEWA.