Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par la Tunisie actuelle : terre de limites plus incertaines, de nom plus variable et de fortune plus diverse, parce que le dessein de la nature, moins ferme à l’origine, s’est accompli ou effacé suivant que l’homme lui donnait ou lui refusait son concours. Elle a connu des périodes lumineuses suivies de longues éclipses. Mais la civilisation qu’elle a enfantée a été, par momens, tout aussi riche et plus variée, plus vivante, plus européenne que celle de la vieille Égypte.


I

Entrés par l’Algérie, nous n’avons vu d’abord, dans l’ancienne province d’Afrique, qu’un prolongement de l’Algérie. C’était une erreur d’optique. La Tunisie diffère essentiellement des provinces voisines. Elle est la solution de continuité du massif algérien, le défaut de la cuirasse, le point sensible où l’Europe a pu enfoncer son coin dans le bloc africain.

Chose étrange ! depuis des centaines d’années, des millions de Français apprennent par cœur les guerres puniques et dissertent sur le grand duel de Carthage et de Rome ; mais, jusqu’à une époque récente, ils n’avaient pas tiré la leçon des événemens. Ils se contentaient de répéter, d’après les manuels, que Rome et Carthage se sont disputé « l’empire des mers ». Comme si les Romains, ces laboureurs au front têtu, se souciaient d’autre chose que de belle et bonne terre ! Ils se sont battus pour la Sicile d’abord, et puis pour ce morceau d’Afrique dont ils connaissaient tout le prix, sachant assurément que Carthage n’avait pas poussé là par hasard, et qu’il y avait des racines à sa prospérité.

Nous, au contraire, aussi valeureux, mais presque aussi aveugles que les Croisés du moyen âge, nous avons d’abord donné de la tête au plus épais de l’Atlas, prenant l’obstacle de front, laissant aux insurrections le choix du terrain, prodiguant sans compter notre sang et notre or ; et c’est hier seulement que, mettant à profit les enseignemens du De Viris, nous avons fini par où les anciens avaient commencé, c’est-à-dire par un mouvement tournant très simple qui prend à revers l’Atlas et ses populations belliqueuses.

Lorsqu’en 1881 nos colonnes occupèrent pacifiquement la Tunisie, l’intérieur du pays ne différait pas sensiblement de ce qu’il devait être, au temps où les légions de Marius poursuivaient