Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/159

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’infâme Isabeau de Bavière, signataire de ce traité de Troyes qui livrait la France aux Anglais, avait accompli la moitié de la prophétie. Le peuple attendait le reste : il attend toujours un miraculeux sauveur au temps des grandes épreuves.

Aux personnes qui aiment à expliquer les phénomènes extraordinaires par les causes dites naturelles, ces quelques indications paraîtront peut-être justifier l’état mental de Jeanne ; mais, si elles suffisaient vraiment à cette justification, il y aurait eu bien des Jeanne, les conditions de sa vie étant celles aussi de toutes ses contemporaines. Et cependant, on n’a connu qu’une Jeanne hors de proportion avec tout ce que présente l’histoire du monde, tellement surhumaine que, si l’on ne possédait pas sur elle des témoignages précis et particulièrement les rôles du procès de Rouen, il la faudrait compter au nombre des mythes.

D’autres, et parmi eux, des écrivains sérieux, comme Michelet, se font d’elle une représentation vraiment trop simple, quand ils veulent voir son originalité, non pas dans son énergie, ni dans son pouvoir visionnaire, mais… dans son bon sens[1] ! Le bon sens lui aurait suggéré ces démarches en apparence désespérées qu’elle tenta contre les Anglais, contre des armées cent ans invincibles, avec des troupes qui en toute rencontre avaient éprouvé ce pouvoir victorieux ! En vérité, le bon sens lui eût plutôt conseillé le contraire, à savoir ce qu’il persuadait justement aux favoris de Charles VII ou à ses expérimentés capitaines, et ce qu’il continua de leur persuader longtemps après que Jeanne eut fait voir que les Anglais n’étaient pas tellement redoutables.

Les gens d’esprit sont tous les mêmes. Rencontrent-ils un fait irréductible aux minces notions qu’ils ont sur les causes des phénomènes, ils taisent le fait, ou l’expliquent si pauvrement que la misère de l’explication apparaît tout de suite à l’homme non prévenu. Ils oublient, ces intellectuels, que tout est naturel ici-bas, mais que tout n’est pas connu, et que, se heurtant à l’inconnaissable, — inconnaissable jusqu’aujourd’hui, peut-être jusqu’à jamais, — mieux vaut le reconnaître pour tel que de le méconnaître, ou que de s’efforcer d’en donner des explications simplistes, et par-là même invraisemblables. Et l’erreur d’avoir voulu justifier par le seul bon sens la force qui était en Jeanne doit être moins pardonnée à Michelet qu’à tout autre, Michelet étant lui-même de la race des inspirés.

  1. « L’originalité de la Pucelle, ce qui fit son succès, ce ne fut pas tant sa vaillance ou ses visions, ce fut son bon sens. » (Michelet, livre IX.)