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commettrait une grave imprudence en se lançant dans cette entreprise avant d’avoir augmenté le corps expéditionnaire et préparé l’exécution.

Il se décida à faire ce qu’on souhaitait qu’il fit. Il occupa Adigrat et Adoua, il procéda à l’annexion du Tigré. Mais il ne s’abusait point ; il savait que Mangascia, chassé de ses États, réclamerait l’assistance de Ménélik, qu’elle lui serait accordée, qu’avant peu il aurait toute l’Abyssinie sur les bras. Il ne redoutait pas cette éventualité, si l’on se mettait en mesure de faire face à tout. Il fut bien étonné quand il apprit qu’on allait lui rogner son budget et qu’on l’engageait à réduire ses levées et à rapatrier deux des bataillons envoyés d’Italie. Il télégraphiait le 12 avril : « Nous sommes en hostilité ouverte avec Mangascia ; les missives et l’attitude de Ménélik semblent prouver qu’il nous fera prochainement la guerre ; les derviches peuvent nous attaquer on juin. Je dois tenir Adigrat, Kassala, Adoua. Si je réduisais mon budget à neuf millions, je devrais rapatrier trois bataillons italiens et licencier deux bataillons indigènes. »

On ne prenait pas ses inquiétudes au sérieux, on se souciait peu de cette tempête qui s’amassait silencieusement au sud de l’Abyssinie. Au surplus on était à la veille des élections générales, et on voulait plaire à tout le monde, donner contentement aux coloniaux et à leurs adversaires, aux mégalomanes et aux amis de l’économie, s’emparer d’un vaste territoire en réduisant les dépenses, faire de grandes choses et qu’il n’en coûtât rien. M. Crispi a toujours été porté à croire qu’on résout les difficultés par des phrases, qu’on conjure les dangers par des gasconnades. Il écrivait au général Baratieri : « Trouve moyen de résoudre le problème avec les ressources que t’offre le pays. Napoléon Ier faisait la guerre avec l’argent des vaincus. » Le moyen de trouver de l’argent comptant dans un pays pauvre, ravagé, désolé par la guerre ? Le moyen de faire vivre des troupes sur des terres épuisées et à demi dépeuplées ? Le général offrit sa démission, qui fut refusée. On l’engagea à venir s’expliquer de vive voix ; il partit pour Rome. On lui fit le plus cordial accueil, on le complimenta sur ses succès, on le paya de belles paroles. Il eut le grand tort, il en convient lui-même, de retourner en Afrique avant d’avoir entièrement réglé cette affaire et acquis la certitude que ses conditions étaient acceptées. Le ministre de la guerre était si rassurant ! Il lui avait dit : « Ne craignez rien, je suis un homme heureux, et du moment que je m’en mêle, en Afrique comme ailleurs, tout ira bien. »

Comment se fût-on entendu ? Le ministère italien méprisait l’ennemi, et le général savait par expérience que les Abyssins sont des