Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/261

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de dangers qu’ailleurs et conquerrait un grand prestige. Cela ferait tomber les déclamations démagogiques contre cet Imperator qui donnait des fêtes et se prélassait aux Tuileries, tandis que ses soldats tombaient sur le sol glacé de la Crimée.

Mais la plupart de ses ministres, de ses familiers essayèrent au contraire de le retenir. Vaillant considérait que son absence créerait un très grand danger intérieur. Si un général échouait devant Sébastopol, le malheur était réparable ; le risque serait trop sérieux si l’échec était pour le Souverain. « Il ne serait pas même bien reçu par les troupes, disait Fleury. Elles lui étaient attachées comme Empereur, mais elles n’aimaient pas à être commandées par d’autres qu’un homme du métier, et elles le regardaient comme un civil. » — Castellane disait à l’Empereur : « J’ai demandé à un sous-préfet l’effet que produisait la nouvelle du départ de Votre Majesté, il m’a répondu : Chacun dit : Quel malheur ! les affaires s’arrêtent. » — Persigny ne conservait aucune mesure : « Il fallait empêcher ce départ à tout prix, dût-on faire la paix pour cela, car, s’il y va, l’armée est perdue et il y a une révolution. L’Empereur n’avait pas le droit d’abandonner la France qui s’était donnée à lui. Nouveau Charles XII, il courait à sa perte, Sébastopol serait son Pultava. »

L’Empereur laissait dire, commandait ses équipages, sa tente, uniquement préoccupé de ne pas compromettre « l’alliance », comme on disait alors.

Elle avait failli l’être après la bataille de l’Aima. Un bulletin de Saint-Arnaud, publié dans l’Officiel, permettait d’induire que le maréchal avait la haute direction des mouvemens des forces britanniques, et que l’issue de la bataille avait jusqu’à un certain point été rendue douteuse par le retard des troupes anglaises[1]. Les Anglais s’en émurent. Cowley insistait pour une explication publique, lorsque la nouvelle de la mort de Saint-Arnaud éteignit l’incident. Mais alors en surgit un autre, celui-là provoqué par l’Empereur. Dans sa lettre de condoléance à la veuve de Saint-Arnaud, il avait parlé « des conseils timides qui avaient voulu arrêter l’expédition ». Les Anglais, ne supposant pas que l’Empereur voulût blâmer ses propres officiers, prirent l’allusion

  1. « J’avais engagé les Anglais à se prolonger sur leur gauche pour menacer en même temps la droite des Russes pendant que je les occuperais au centre, mais leurs troupes ne sont arrivées en ligne qu’à dix heures et demie. Elles ont bravement réparé ce retard. »