Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bout des lèvres, par condescendance envers ses alliés. Mais quand Drouyn de Lhuys, de retour à Paris, lui expliqua ses motifs, il bondit plus encore que les Anglais. Il avait entrepris cette guerre pour frayer la voie à l’indépendance de l’Italie, et il la conclurait par une pacte d’étroite amitié avec son impitoyable oppresseur ! C’eût été une effroyable déviation ! Drouyn de Lhuys fut congédié, et remplacé par Walewski (15 mai 1855)[1].

Le départ de Russell et de Drouyn de Lhuys mit fin à la conférence de Vienne. Au lieu de compléter ses arméniens, l’Autriche congédia 60 000 hommes de sa réserve, et, malgré les insistances multipliées venues de Paris et de Londres, refusa de passer de l’attitude de la défensive à la guerre. Il fallut encore s’estimer heureux que, profilant des difficultés du siège de Sébastopol, elle ne passât point du refus d’un concours actif à l’hostilité déclarée.


VI

« Le Souverain doit avoir des armées nombreuses et les commander en personne », a dit La Bruyère. L’Empereur pensait de même. Il s’était laborieusement appliqué à se rendre maître de la science de la guerre. Il connaissait les campagnes de son oncle jusqu’en leurs moindres détails, et il avait acquis de l’autorité en matière d’artillerie. Roon, à Strasbourg, avait été frappé de son goût pour les sujets militaires et de la compétence avec laquelle il les traitait. Il souffrait des souffrances de nos soldats et brûlait d’autant plus de les partager que le nom de Napoléon n’était plus représenté par personne à l’armée. De plus, il jugeait le plan de ses généraux défectueux. Impatient, il voulait aller exécuter lui-même la manœuvre à laquelle ses généraux se refusaient. Il aurait rassemblé à Constantinople une nombreuse armée de réserve, serait venu en prendre le commandement, et avec elle se serait porté vers Simferopol sur les derrières de l’ennemi, aurait livré une grande bataille qui eût décidé du sort de Sébastopol, et après laquelle il serait rentré dans sa capitale.

Quelques rares amis l’encouragèrent. Il ne courrait pas plus

  1. M. Bernard d’Harcourt, avec sa pénétration habituelle, dit : « La campagne d’Italie était, en germe dans l’insuccès des conférences de Vienne. » Il aurait dû ajouter : et l’insuccès des conférences de Vienne tient à ce que l’Empereur avait entrepris la guerre de Crimée surtout pour préparer la campagne d’Italie. Ce n’est pas alors que le principe des nationalités se substitua dans son esprit à l’ancienne politique, comme il semble le supposer : il y avait toujours dominé exclusivement.