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des tranchées. Ce travail commença le 10 octobre. Les assiégés s’en aperçurent aussitôt. Ce fut un délire de joie. On s’abordait sur les places publiques en se serrant les mains, en s’embrassant : « Ils commencent un siège ! nous sommes sauvés : nous avons du temps ! nous pourrons nous défendre. » — Et sous la direction du grand Totleben, la population entière se mit frénétiquement à l’œuvre.

Canrobert ne tarda pas à se convaincre qu’en reculant devant l’attaque brusquée, qui eût tout terminé avec de faibles pertes, il n’en serait pas quitte pour une simple canonnade préparée en quelques semaines, et qu’il était condamné aux difficultés, aux lenteurs, aux sacrifices d’hommes, de matériel d’un siège, contre une ville impossible à investir et en communication avec une base de ravitaillement aussi étendue que la vaste Russie.

Ses incertitudes impatientaient l’Empereur. Il ne cessait de le pousser aux opérations extérieures, son idée fixe. Comme le général ne s’y décidait pas, il lui écrivit une lettre si rude que l’excellent Vaillant crut devoir l’arrêter. « La lettre de Votre Majesté à Canrobert n’est pas seulement sévère, elle est dure. L’empereur ne craint-il pas que, à la réception de cette lettre, le général en chef ne livre une grande bataille, ne la livre à tout prix, ne se fasse tuer, ne se tue même, s’il voit les choses désespérées ? Je le ferais, Sire, si je recevais une lettre pareille de Votre Majesté. » (19 mars 1855.) La lettre ne fut pas expédiée, et « l’Empereur, écrit Vaillant dans son carnet, me remercia par un mot aimable. »

L’impatience de l’Empereur s’accrut encore quand l’installation du câble sous-marin (25 avril 1853) lui permit d’envoyer des ordres et de diriger la guerre de son cabinet. Il ne laisse plus respirer le malheureux Canrobert : « Le moment est venu de sortir de la position où vous êtes. Il faut prendre absolument l’offensive, dès que le corps de réserve vous aura rejoint. Rassemblez toutes vos forces et ne perdez pas un seul jour. Je déplore vivement de ne pouvoir aller moi-même en Crimée. » (3 mai.) Mais Raglan se refusait obstinément aux opérations extérieures, les estimant dangereuses ou plutôt inexécutables. Canrobert, ballotté entre ces deux volontés, leur disait oui successivement ou à la fois. Il donnait des ordres au reçu des télégrammes de Paris, des contre-ordres au sortir des entretiens avec Raglan. Ainsi Raglan lui dit : « Puisque votre Empereur désire des