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opérations extérieures, je vous en propose une sur le détroit de Kertsch. Les masses russes qui se réunissent dans la Crimée ne sauraient vivre que par-là ; elles seraient peu à craindre pour nous qui sommes maîtres de la Mer-Noire, si nous le devenions également de la mer d’Azof et de ses détroits. — Oui, répond Canrobert ; il embarque la division d’Autemarre, et la flotte se met en route vers Kertsch. — Vous avez envoyé des troupes à Kertsch, télégraphie aussitôt l’Empereur. Cette expédition est un hors-d’œuvre, elle vous privera de ressources précieuses en hommes et surtout en navires dont vous avez tant besoin pour les approvisionnemens en fourrages de votre cavalerie ; ce détachement paralysera vos autres mouvemens. Rappelez à Kamiesch les troupes qui cinglent vers Kertsch. — Oui », répond Canrobert. Et la flotte de Bruat, rejointe par un bateau à vapeur, rentre au port et débarque les troupes étonnées d’être sitôt revenues et se demandant pourquoi on les avait mises en route. « C’est bien, répond l’Empereur, maintenant détachez-vous enfin du plateau de Chersonèse, et en avant. — C’est mal, dit Raglan piqué, allez en avant si cela vous convient, je ne remuerai pas d’ici. »

Du coup, Canrobert perdit la tête. Le 16 au soir, l’Empereur lui avait télégraphié : « Je suis heureux qu’une décision soit prise, mais je compte qu’il n’y aura plus ni indécision, ni retard, ni contre-ordres. » Cette dépêche ne fut pas envoyée, parce que, au moment de la faire partir, on en avait reçu une de Canrobert du même jour, dix heures du matin, annonçant qu’il donnait sa démission, et demandant de remettre au général Pélissier un commandement qu’il ne se sentait plus la force d’exercer. « Acceptez bien vite, télégraphiait en même temps Niel, il plie sous le fardeau. » Il le confessa lui-même dans une lettre explicative : « Ma santé et mon esprit fatigués par une tension constante ne me permettent pas de porter le fardeau d’une immense responsabilité… Je supplie l’Empereur de me laisser une place de combattant à la tête d’une simple division. » C’était couvrir d’une belle allure un aveu d’impuissance. Il y avait des précédens. Catinat, dépossédé de son commandement, avait servi sous Villeroy, son successeur ; le vieux maréchal de Boufflers s’était fait lieutenant de Villars ; Moreau, non encore devenu infâme, avait servi en Italie comme simple divisionnaire sous Schérer et Joubert, après avoir commandé en chef l’armée de Rhin et Moselle.

On donna à Canrobert le corps de Pélissier ; il refusa, ne