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chaumières, presque des gourbis, comme j’en avais vu à l’ouest. Mais il est plus primitif, plus ignorant de toute règle d’hygiène et de propreté, de tout ce qui pourrait donner un peu d’agrément à sa vie, orner et assainir cette isba où il reste calfeutré pendant les six longs mois d’hiver, tenant presque toujours fermées, même dans la belle saison, les doubles fenêtres des deux ou trois petites chambres où s’entassent huit ou dix personnes. Il est paresseux et apathique au-delà de tout ce qu’on peut imaginer et ne conçoit que deux plaisirs : dormir ou rêver en fumant sa pipe, et boire du vodka, boire non pas pour s’égayer, mais pour être ivre-mort. Pendant que les hommes vont au cabaret, les femmes jasent devant leur porte sans rien faire, en jetant de temps en temps un coup d’œil distrait sur les enfans blonds, en chemise rouge, qui jouent dans la boue ou dans la poussière. Le travail est toujours limité à ce qui est strictement nécessaire, et l’on aime mieux se passer du superflu que de peiner pour l’avoir : chaque village possède un nombreux troupeau de vaches qui va paître sur les jachères, sous la conduite de trois ou quatre vieillards ou gamins, et l’on a d’excellent lait en abondance, mais il est bien rare de trouver du beurre, et le fromage est inconnu. Sur quatre-vingts ou cent villages sibériens que j’ai traversés, je n’ai pas vu un seul jardin potager, si ce n’est dans deux ou trois stanitsas cosaques de Transbaïkalie. Ce n’est pas que les légumes ne puissent pousser, mais c’est qu’on ne veut pas les cultiver. Les villes de l’Amour, Blagoviestchensk, Khabarosk, sont les seules où l’on en trouve, parce que les Chinois de la rive opposée viennent les apporter.

A la paresse, le paysan sibérien joint le plus extrême entêtement. Ce n’est pas toujours une mauvaise qualité chez un peuple, et c’est à leur obstination que les Anglais doivent une grande partie de leurs succès ; mais ils s’entêtent à agir, en dépit de tous les obstacles, tandis que le Sibérien, plus encore que le Russe, s’entête dans l’inaction. Sa force d’inertie est merveilleuse, et lorsqu’il a décidé de s’abstenir, aucun raisonnement, aucune objurgation, ne peuvent le mettre en mouvement. J’ai entendu presque tous les Européens qui avaient voyagé ou séjourné en Sibérie se plaindre que ce fût le seul pays au monde où l’on ne pût rien obtenir même avec de l’argent. Et c’est vrai : à de certains jours, quelle que soit la somme que vous offriez, vous ne trouverez pas, dans un village, d’homme qui consente à vous conduire avec ses chevaux à quatre