patir encore, et ils restent toujours les mêmes, tandis que l’homme seul change, se flétrit, s’affaisse et meurt.
Alors, l’homme se retourne vers ses humbles compagnons de misère, vers son troupeau qu’il aime non seulement pour la laine et pour le lait, mais pour sa présence vivante, animée, et son affection inconsciente. Le paysan de Segantini l’aime, en effet, plus que le berger de Troyon n’aime ses vaches, plus que la bergère de Jacques n’aime ses moutons. Lorsque la bergère engadinoise chauffe ses mains au brasier allumé à l’Heure sombre, tandis que tinte la clochette de la vache qui beugle, dans la paix du soir, quand elle dort Nell’ovile lassée comme la Fileuse endormie de Courbet ; quand elle s’appuie du dos contre le tronc tordu d’un arbre sous le soleil éclatant de Midi, la tête détachée en sombre sur les monts lointains, comme une autre Joconde ; quand elle puise de l’eau, le corps à plat de terre, le bras tendu dans la source, suivi avec intérêt par son mouton ; lorsqu’un jour de pluie torrentielle, surprise en pleine montagne, elle abrite le petit nouveau-né du troupeau, Uno di più, dans ses bras, tandis que la brebis hausse sa tête en bêlant vers l’agneau, — on devine chez cette paysanne de l’Engadine une sollicitude profonde et l’obscur sentiment des liens qui unissent, en face de tout ce qui nous tue, tout ce qui demande à vivre.
Si un rayon tombe à ce moment sur la scène, elle grandit jusqu’à une évocation religieuse. Ave Maria a trasbordo, tel est le titre d’un tableau de Segantini. Un bac comble de moutons traverse un lac. Il porte un homme penché sur ses rames, une mère avec son petit enfant qu’elle tient dans ses bras, la joue sur sa joue. Sur leurs têtes, s’arrondissent deux arceaux de bois semblables à ceux qui, sur les barques des grands lacs de Suisse, supportent des tentes. Sous leurs cintres dénudés et noirs rayonne le soleil, s’écrasant avec éclat derrière la ligne de terre qui borde le lac à l’horizon. Tout est quiet et silencieux. Le bac, en traversant les eaux qui reflètent le soleil, semble flotter dans le ciel même. Les têtes lourdes et tranquilles des moutons pendent par-dessus le bord, jusqu’à l’eau qu’elles effleurent. Si « à brebis tondue Dieu mesure le vent » il n’a pas mesuré la lumière à tous ces dos serrés les uns près des autres. Ave Maria, dit le titre… Prévenu de la ressemblance qu’il y a parfois entre Millet et Segantini, j’ai voulu comparer entre eux les paysages qu’ils ont vus tous deux, et avant qu’une même semaine fût passée, mon enquête