bannis, risque d’ennuyer les lecteurs ordinaires et il s’y résigne d’avance. À cette histoire sage et froide, Tite-Live ajoute une flamme, le patriotisme. Aussitôt tout y change d’aspect ; le patriotisme peut égarer l’historien, et quand Tite-Live et Polybe ne sont pas d’accord, je crains bien que ce ne soit Polybe qui ait raison ; mais quel intérêt, quelle animation, quelle vie il donne aux récits de Tite-Live ! Silius Italicus était vraiment un grand sot de croire qu’ils avaient besoin qu’on les mît en vers pour être une véritable épopée. Avec quelle passion il suit toutes les fortunes de Rome ! comme il souffre de ses défaites, comme il triomphe de ses victoires ! et comme on sent que c’est son cœur qui parle, lorsqu’en finissant il nous dit : « Je suis aussi heureux d’être arrivé au terme de la guerre, que si j’avais pris part moi-même aux fatigues et aux dangers ! » L’émotion qu’il éprouve se communique à ceux qui le lisent, et Michelet n’y a pas échappé.
Mais il y a mis quelque chose de plus et qui lui appartient. Dès le début, il montre que cette guerre n’est pas un de ces conflits ordinaires d’intérêt ou de vanité qui se vident par les armes, et dont il ne reste rien, une fois que la paix est faite ; elle lui apparaît comme le duel de deux races irréconciliables, les Aryens et les Sémites, qui se sont partout rencontrées, partout combattues avec fureur. Dès lors, la lutte prend une grandeur singulière. Derrière les rivaux de Rome, Michelet aperçoit les Juifs, les Phéniciens, les Arabes, et l’histoire entière du monde jusqu’aux croisades. Les institutions des Carthaginois, leur caractère, leurs usages s’expliquent par ceux de la race entière. Comme leurs pères, les Phéniciens, « c’est un peuple dur et triste, sensuel et cupide, aventurier sans héroïsme. » Dans la manière dont ils font la guerre, leurs instincts de négocians se retrouvent : c’est pour eux un commerce comme un autre. « La vie d’un marchand industrieux avait trop de prix pour la risquer, lorsqu’il pouvait se substituer avec avantage un Grec indigent, un barbare espagnol ou gaulois. Carthage savait, à une drachme près, à combien revenait la vie d’un homme de telle nation. Un Grec valait plus qu’un Campanien, celui-ci plus qu’un Gaulois ou un Espagnol. Ce tarif du sang bien connu, Carthage commençait une guerre comme une spéculation mercantile. Elle entreprenait des conquêtes, soit dans l’espoir de nouvelles mines à exploiter, soit pour ouvrir des débouchés à ses marchandises ; elle pouvait dépenser cinquante mille mercenaires dans cette entreprise, davantage dans telle autre. Si les rentrées