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témoignage que pendant trente-cinq ans, dans l’immense labeur de son Histoire de France, il a marché d’âge en âge, toujours à cette lumière. C’est un de ses plus grands mérites, et peut-être le charme principal de ses écrits, qu’il y a mis dans tout son jour ce qu’on ne veut plus voir aujourd’hui : l’action de l’homme dans l’humanité.


VI

Quand on lit l’histoire de Rome, surtout dans un récit animé et rapide, comme celui de Michelet, il faut se tenir en garde contre une illusion à laquelle il est facile de céder. Les événemens y sortent si naturellement les uns des autres et avec un enchaînement si logique que nous sommes exposés, si nous n’y prenons garde, à y faire la part du calcul et des combinaisons trop belle, et à en supprimer le hasard. Cette merveilleuse série de conquêtes, qui commence aux portes de Rome pour ne s’arrêter qu’aux limites du monde civilisé, nous paraît être la réalisation d’un plan conçu dès le premier jour et qu’on n’a jamais cessé de poursuivre. On suppose que le sénat de Romulus, ce conseil de quelques pâtres qui délibéraient dans un pré[1], a rêvé la conquête de l’univers et s’est mis tout de suite en marche pour exécuter son dessein.

C’est bien ce que, plus tard, Rome voulut persuader au monde, et ce qu’elle se persuada peut-être à elle-même. Les Grecs aussi, ceux du moins qui étaient ses amis et ses obligés, qui fréquentaient la maison des grands seigneurs et vivaient de leurs libéralités, soutenaient volontiers la même opinion. C’était une faconde répondre à ceux de leurs compatriotes qui, pour flatter les haines des rois de l’Orient, dont ils étaient les protégés, et entretenir leurs espérances, affirmaient que les Romains ne devaient leurs succès qu’à la fortune, et que le hasard pouvait leur reprendre ce que le hasard leur avait donné. Ceux-là certainement avaient tort, mais il n’est pas probable non plus que le sénat, dont la principale qualité fut toujours la sagesse et la raison, qui n’entamait rien de démesuré, ait conçu, dès le temps des rois, des plans gigantesques où l’univers entier était compris. Quand les Romains ont construit cette belle voûte d’égout que nous admirons encore près du Forum, ils voulaient faire un ouvrage solide, mais je ne crois pas,

  1. Centum illi in prato sæpe senatus erant. Properce, IV, 1, 14.