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quoi que dise Montesquieu, que déjà « ils songeaient à bâtir la Ville éternelle. » Comme il arrive ordinairement, une guerre les menait à l’autre, et leurs prétentions grandissaient avec leurs victoires. Il est naturel que leur ambition n’ait pas dépassé d’abord la péninsule. C’est la possession de la Sicile, une terre italienne, qui les mit aux mains avec les Carthaginois ; et ce qui prouve bien qu’ils n’avaient pas prémédité cette guerre, c’est qu’ils l’ont commencée sans avoir une marine suffisante. Ils savaient pourtant qu’on ne pouvait vaincre Carthage que sur mer. Je crois donc que Mommsen a raison quand il suppose que les idées de domination universelle leur sont venues seulement quand ils ont mis le pied hors de l’Italie. Une fois la mer passée et les Alpes franchies, il ne leur a plus été possible de s’arrêter. Chaque conquête, pour être sûre, les forçait à entreprendre une conquête nouvelle, et ils poussèrent devant eux tant qu’il resta quelque ennemi qui pût les inquiéter.

Cette marche audacieuse, qui, avec une sorte de régularité, et sans aucun arrêt, les a menés si loin, est un des spectacles les plus étonnans que puisse s’offrir un esprit curieux. Michelet nous le présente avec une sorte d’entrain et de joie. Quelles que soient en général ses sympathies pour les peuples vaincus, ici on voit bien qu’il est du côté du vainqueur. C’est qu’en somme sa cause est celle de la civilisation ; il lui sait gré d’avoir arraché à la barbarie l’Espagne, la Gaule, la Bretagne, l’Afrique, les pays du Danube ; même la défaite de la Grèce et des royaumes helléniques de l’Asie ne paraît pas trop le chagriner. La Grèce s’était épuisée dans des querelles misérables et elle avait fait un si mauvais usage de sa liberté qu’elle ne méritait guère de la conserver. Quant à l’Orient, il était réservé à de plus grandes destinées, il allait enfanter une religion nouvelle ; mais, auparavant, il fallait « que ce monde sensuel, ce monde de chair mourût pour ressusciter plus pur dans le christianisme », et comme la victoire d’Auguste sur Antoine et Cléopâtre, précipitant sa fin, hâtait sa résurrection, Michelet lui était favorable. C’est sur ces grandes perspectives que s’achève son histoire, et elle nous laisse les yeux tout éblouis des lumières dont il éclaire l’horizon. Je me souviens que, dans nos classes, nous savions tous par cœur cette page qui termine son livre : « La veille du jour où Antoine devait périr, on entendit dans le silence de la nuit une harmonie de mille instrumens, mêlée de voix confuses, de danses de satyres et d’une