Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/514

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tout le jour vous emplissez vos yeux du mouvement des bateaux à vapeur et à voile, vous regardez glisser ces innombrables flottilles de bois de charpente qui représentent des forêts abattues, et vous jouissez des effets de lumière sur les montagnes qui, pour n’être pas bien hautes, n’en sont pas moins belles par la structure hardie et par la couleur. Le soir va-t-il tomber, vous voyez chaque fois un prodige nouveau se passer dans le ciel ; ce sont les sommets lointains qui s’empourprent, qui flamboient de mille buissons ardens ; c’est un horizon embrumé, strié de gris bleu, de jaune rosâtre, avec des nuages bas qui couvrent les dernières cimes et des reflets de cuivre plaqués parmi tout ce gris transparent dans les flaques d’eau du port où la marée est basse. Puis le crépuscule vient simplifier les lignes sévères des hauteurs de Lévis, avec leurs grands bâtimens, forts, couvens ou églises qui ressortent en un relief sombre et puissant sur le bleu éteint du ciel, tandis qu’à vos pieds, bien au-dessous de vous, scintillent tous les feux allumés le long des quais ou dans les rues tortueuses que relient entre elles les escaliers si bien nommés casse-cou.

Cette plate-forme où vous êtes comme aux premières loges, longe le bord de la falaise, sur le site même de ce qui fut le château Saint-Louis, et l’hôtel colossal qui se dresse à la place de celui-ci ne peut suggérer aucune des fâcheuses réflexions que provoquent le plus souvent les constructions modernes substituées à de nobles ruines. On dirait tout de bon une forteresse, non pas précisément du moyen âge, ce qui nuirait par trop au confort intérieur, mais du commencement de la Renaissance, de ce temps même où Jacques Cartier remonta le Saint-Laurent pour la première fois. Il n’introduisit pourtant pas au Canada en 1534 l’élégante architecture patronnée par François Ier son maître ; il n’eut pour s’abriter que de pauvres cabanes d’écorces et, si j’en crois l’intéressante étude de M. Ernest Gagnon[1], avec les plans qui l’illustrent, le château bâti par Samuel de Champlain sous Louis XIII, même après sa reconstruction en 1700 par le comte de Frontenac, était loin d’égaler l’auberge monumentale, œuvre de M. Bruce Price. Le nouveau « château Frontenac » a du reste reçu jusqu’à un certain point la consécration des siècles, puisqu’une pierre vénérable des anciens murs, portant la croix de Masse avec le millésime 1647, est encastrée dans une de ses portes.

  1. Le fort et le château Saint-Louis, étude archéologique et historique, par Ernest Gagnon ; Québec, 1895.