Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/515

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’ensemble de l’édifice produit un effet imposant et trompeur.

Elle est tout entière comme à vous seul, cette grande terrasse de Québec, aux premiers jours de mai, quand les cinq kiosques espacés de distance en distance n’abritent encore aucun orchestre. Vous y marchez dans le silence jusqu’au point où elle rejoint le jardin du gouverneur. Là s’élève un monument unique par l’idée généreuse qui l’inspira, la colonne dédiée aux mânes réunis de deux glorieux adversaires tués le même jour : Montcalm et Wolfe. L’inscription gravée sur le marbre est celle-ci :


Mortem Virtus Communem, Famam Historia,
Monumentum Posteritas Dedit.


Et elle est juste. Ces deux héros sont frères au fond : le même dévouement au service de la patrie les anima jusqu’au bout et leurs dernières paroles se ressemblent, le général anglais ayant loué Dieu qui lui permettait d’apprendre avant de mourir la fuite de l’ennemi, le Français ayant béni la mort qui l’empêchait de voir Québec se rendre.

À l’extrémité sud, vous êtes au-dessous de la citadelle, du haut de laquelle vous découvrez des étendues de pays si vastes qu’au-delà c’est la fin de toute civilisation, pensée qui vous fait battre le cœur. Il n’y a rien d’aussi émouvant peut-être que cette proximité pressentie de la vie sauvage encore possible dans un pays qui, grand comme la moitié de l’Europe, n’a guère que six millions d’habitans. Libre à vous de monter vers cette impression vertigineuse par des glacis et des degrés sans nombre. Là-haut tout serait moderne et anglais, portes, redoutes, bastions, si l’architecture militaire, semblable chez tous les peuples, ne donnait, quelle qu’en fût la date, l’illusion du passé. D’ailleurs, certains restes de remparts et de batteries aux pièces démontées sont français. Vous vous sentez enveloppé des souvenirs de France sur le site même de ce vieux château Saint-Louis dont le canon tonnait dans toutes les grandes circonstances : à l’arrivée d’un nouveau gouverneur, pour une procession de reliques, pour la conversion d’un chef sauvage ; Frontenac chargea sa bouche énergique et grondeuse de répondre aux premières sommations d’un envoyé de l’Angleterre : « Dites à votre maître qu’il fasse du mieux qu’il pourra comme je ferai du mien. »

Des scènes participant du roman et de la légende, qui sont de l’histoire pourtant, vous reviennent à l’esprit sous forme de