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être la vie de ces gens-là pendant les longs mois d’hiver. J’ai deux amies à la baie Saint-Paul, deux pâles fleurs frissonnantes sur lesquelles soufflent ces vents cruels, deux jeunes religieuses franciscaines que j’ai rencontrées malades à l’Hôtel-Dieu de Québec. Belles autant l’une que l’autre, minées par le dur climat, par leur rude besogne, elles vivent ainsi dans un hospice de vieillards où, avec une angélique patience, elles rendent à des êtres tombés en enfance ou agités de folio sénile, vieux vagabonds, ivrognes invétérés, les soins les plus répugnans. La maison a peu de ressources et ses pensionnaires sont nombreux ; il faut bien se priver. Elles se privent donc et elles en meurent. Je revois souvent ces grands yeux noirs dans de pâles visages, ce beau costume de pauvreté aux couleurs de celui qu’elles appelaient avec tendresse notre saint François ; je les entends encore me dire avec leurs douces voix brisées à l’accent un peu traînant qu’entrecoupait souvent une toux rauque : « Il en sera de notre guérison ce que Dieu voudra. N’oubliez pas les petites Franciscaines. » Et il me semble que la neige luisante, là-bas, dans la noirceur des pins, porte leur deuil.

Peut-on imaginer de situation plus critique que celle du village des Eboulemens, si petit autour d’une grande église, battu par tous les vents, à mille pieds au-dessus du niveau de la rivière, entre la haute montagne qui le couvre de son ombre lourde, comme si elle se préparait à l’écraser, et la ville submergée, visible sous les flots, pour ceux qui savent voir, comme la ville d’Is dans la baie des Trépassés ? Cette ville éboulée qui le précéda lui rappelle sans cesse combien le rivage est peu solide, aussi s’est-il perché très haut pour éviter le même sort, au risque d’être enlevé par les bourrasques de l’hiver. Les éboulemens datent de 1663, l’année des terribles tremblemens de terre qui furent considérés comme le châtiment d’une passion grandissante pour l’eau-de-vie contre laquelle Mgr de Laval dut fulminer des excommunications et appeler les vengeances du roi. Tout le Canada oscilla sous cette secousse comme un navire sur mer, les arbres s’entre-choquant de telle sorte que les sauvages croyaient la forêt entière prise d’ivresse. Pendant des semaines le Saint-Laurent fut chargé de bouc et de glaise au point que l’eau n’en était pas buvable. Des collines et un grand nombre de bois glissèrent de la place qu’ils occupaient dans la rivière ou dans les vallées voisines. Devant Tadoussac, où nous serons tout