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du magnétisme moderne. Ce récit qui participe de la féerie et de la réalité, cette suite émouvante d’aventures guerrières, d’hallucinations fantastiques et de supplices sanglans me passionne. Il est délicieux de penser que la pointe aux Iroquois et le cap au Diable, si près desquels j’ai passé, en ont été le théâtre, que les traces des raquettes de la féroce Jongleuse sont encore imprimées sur les rochers du rivage où j’aurais pu les voir. Quelles conditions excellentes pour une lecture que de la faire sur place !

Mais qu’entends-je ? serait-ce tout de bon une attaque de sauvages ? Le Saguenay, qui vient de s’arrêter, est-il pris d’assaut ? Je suis si pénétrée de mon sujet que l’invraisemblance d’un pareil événement ne me frappe qu’après réflexion. C’est sur le bateau un bruit de pas lourds, de gros rires et de grosses voix ; il semble qu’une foule excitée, tumultueuse, monte abord. Je sors du salon et je me trouve devant une manifestation du caractère le plus cordial, mais aussi le plus assourdissant. Le résultat des élections générales de la province de Québec a pénétré jusqu’à Tadoussac, où nous venons de nous arrêter et de tous côtés on est venu féliciter le député de Chicoutimi, M. P…, l’un des heureux de la journée. La politique est l’excitant par excellence pour le Canadien de toute classe. Et, selon l’usage, des rasades copieuses ont préludé sans doute à l’ovation. On crie très haut, on se pousse ferme sur le quai, sur le pont et à l’étage inférieur du bateau, tandis que des manifestans plus select envahissent le salon. Un petit groupe cependant s’efface et reste sombre. Pourquoi ? C’est qu’il représente les conservateurs, battus à plate couture ; depuis l’existence de la Confédération jusqu’en 1886, ils avaient été constamment au pouvoir ; ensuite les libéraux ont gagné du terrain et cette fois ils emportent plus de trente sièges. En présence de la consternation peinte sur les visages, je m’inquiète comme si l’on m’eût annoncé le succès du radicalisme dans une Chambre française, car je ne suis encore que fort peu au courant des nuances infiniment faibles qui en Canada distinguent l’un de l’autre les deux partis opposés. Au fait je ne sais rien, sauf que, les dimanches précédens, le prône de la grand’messe à Québec m’a paru avoir pour but de diriger plus ou moins discrètement les élections. Je m’informe donc : — Le mal est-il si grand ?

— Ah ! certes, oui, l’opposition triomphe partout.

— L’opposition à quoi ? Auriez-vous donc un parti rouge ?

— Pas comme vous l’entendez, mais pourtant…