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Sur la pâleur du ciel, les montagnes ressortent pareilles à des cônes taillés de lapis lazuli, et c’est au-dessus d’elles comme une pluie de petites flammes, de légers nuages d’un rouge de rubis dont les yeux ne peuvent supporter l’éclat. A mesure que descend le soleil, les feux de ces pierreries éparses s’adoucissent ; à la fin, il ne reste plus que des pommelures roses qui font hocher la tête au capitaine et pourraient bien annoncer pour demain le mauvais temps. Les petites vagues striées d’or et de rouge qui clapotent au flanc du bateau pâlissent aussi à mesure que se velouté et s’assombrit le bleu vif de la montagne. Puis tout devient calme, doucement argenté. Le vent qui se lève ride à peine d’abord la surface de cette mer où languissent les dernières traînées d’un feu presque éteint.

L’île au Lièvre et sa voisine, Brandy pot (Pot-à-l’eau-de-vie), pourraient me raconter plus d’une histoire de naufrage.

Mais la brise fraîchit, et je rentre, chassée par l’humidité, par les ténèbres surtout. Elles tombent autour de moi comme des toiles de théâtre, mettant fin à cette longue journée de changeantes visions, qui m’a paru si courte.

— En été, me dit le capitaine, les passagers restent souvent dehors une partie de la nuit ; parlez-moi d’un beau clair de l’une sur le Saint-Laurent ! Ce qui vaut encore mieux c’est, en automne ou bien l’hiver, une aurore boréale.

Et il me décrit le phénomène : ces gerbes lumineuses qui s’élancent, ces lueurs qui serpentent, s’épanouissent, se développent sur différens points du ciel, pareilles le plus souvent à des gazes blanches flottantes où glisseraient des reflets de diverses couleurs. On entend en même temps un bruit comparable au froissement de la soie.

Plus de baleines ! pas d’aurore boréale ! Voilà deux sujets de désappointement. Je me console en lisant sous la lampe, après un médiocre souper, les Légendes canadiennes que j’ai emportées dans mon sac et qui se passent presque toutes sur la côte que nous venons de quitter, vers Kamouraska et la Rivière Ouelle ; l’histoire de la Jongleuse, entre autres, cette terrible sorcière, inspiratrice des pires cruautés iroquoises et qui souleva les cinq nations contre la colonie. Avec le secours évident du diable, les jongleurs et jongleuses faisaient tourner et sauter une cabane comme aujourd’hui chez nous tournent les tables, preuve que les esprits frappeurs n’ont pas attendu pour se manifester les progrès