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d’une forêt d’andouillers. Les petits torrens tributaires du fleuve se précipitent à des distances rapprochées entre les mamelons qu’ont soulevés leurs eaux et les roches qu’elles semblent avoir lancées autour d’elles en se jouant. Il n’y a pas de coin du monde où la nature soit à la fois plus sévère et plus turbulente.

Cependant, quelques fermes commencent à se montrer. Cette argile recouverte de sable, et qui a parfois six cents pieds d’épaisseur, est d’une fertilité extraordinaire ; lorsque les colons, les éleveurs viendront en plus grand nombre remplacer les bûcherons, la région du Saguenay prendra une importance agricole qu’il est permis de prévoir déjà. Aux environs de Chicoutimi, la zone qui court entre la montagne et le rivage est bien cultivée, mais généralement on préfère travailler aux chantiers, ou vivre au jour le jour du commerce des bleuets et de la gomme de sapin.

L’aspect de la grande scierie, autour de laquelle la ville s’est groupée peu à peu, me donne l’impression d’un sacrilège commis, d’un sanctuaire violé. Là descendent en effet les forêts massacrées, et c’est le lot de la rivière Chicoutimi, si rebelle qu’elle soit à toute navigation, de les apporter dans son écumeux tourbillon de chute en chute, de portage en portage. Une fois arrivés de cette façon aux moulins, les grands bois du Canada subissent toutes les transformations qu’il plaît à l’industrie humaine de leur infliger, depuis le madrier jusqu’à l’allumette, et des navires de toutes les nations, remorqués par un vapeur, viennent chercher dans le port la poésie, la beauté, la majesté mêmes, réduites à l’état de marchandise. Métier fort prosaïque, qui fit la fortune de Chicoutimi. Grâce à lui, cette ville de 4 000 âmes a un chemin de fer, une usine électrique, et peut compter dans l’avenir sur de hautes destinées. Déjà elle se présente avec un certain orgueil. De très loin avant de l’atteindre, on voit, sur la falaise escarpée au pied de laquelle bruit son commerce, de grands bâtimens qui par leur mine imposante se distinguent des maisons de bois d’alentour. C’est la cathédrale, c’est le séminaire, c’est l’évêché, ce sont des couvens, c’est l’Hôtel-Dieu qui fut d’abord réservé aux marins, puis qui est devenu un hôpital ouvert aux vieillards, aux infirmes, aux orphelins ; là mourut le premier évêque, Mgr Racine, à qui l’on fait remonter la plupart des fondations de bienfaisance et d’instruction du pays.

Au débarcadère, ovation nouvelle faite à l’élu du comté ; l’air retentit de hourras, des drapeaux rouges s’agitent qui