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et ils ne parlèrent pas du tout des droits quelconques de la société en ces matières, personne ne semblant même soupçonner un instant qu’ils pussent exister. On était évidemment bien imbu de cette idée que le mariage n’a de raison d’être, noble et avouable, que l’amour mutuel et le consentement libre des époux. Pour le mieux prouver aux yeux de tous, on assimila complètement l’adultère du mari à l’adultère de la femme, sans s’inquiéter de savoir si les répercussions que l’un ou l’autre peuvent avoir sur l’ordre public autorisaient à établir une telle assimilation. Du moment où la maîtresse, trahie par son amant, possède la faculté légitime de rompre une liaison qui lui devient odieuse, pourquoi en somme ne pas légaliser, à l’égard de l’épouse, la même prérogative ? La Chambre n’y avait pas songé ; un membre du Sénat répara cet oubli. Le jour où la proposition sénatoriale fut adoptée, l’auteur de la Visite de noces, de la Princesse Georges et de l’Étrangère dut tressaillir d’un juste orgueil. Ses théories triomphaient avec éclat.

Ce fut son plus beau succès législatif ; ce ne fut peut-être pas son plus grand succès moral. La logique immanente des choses ne lui permettait pas de s’arrêter à mi-chemin des périlleuses conséquences où l’entraînait inconsciemment sa doctrine. Tandis que, d’un côté, il contribuait à rabaisser de plus en plus le mariage au niveau des unions irrégulières, d’un autre côté, il s’efforçait, à son insu, de rapprocher les unions irrégulières autant que possible du mariage. Les innombrables lois et règlemens, par où il proposa de protéger les filles séduites et les enfans naturels, n’ont guère abouti encore devant le Parlement : elles n’en ont pas moins fortement agi sur les mœurs, et d’une manière qui ne semble pas devoir tendre à les améliorer.

A première vue, rien ne semblait cependant plus conforme aux plus élémentaires notions d’équité que cet appel en faveur de malheureux qui n’ont point mérité leur misère. Clara Vignot, Jeannine, Raymonde de Montaiglin, Denise Brissot nous apparaissent comme les pitoyables victimes de la brutalité, de la lâcheté et de l’égoïsme masculins. Quelles mesures la loi a-t-elle prises pour les défendre ? Aucune. Quelles peines a-t-elle édictées contre leurs séducteurs ? Aucune. La loi impassible regarde don Juan occupé à allonger chaque jour sa liste de mille et trois, et, à moins qu’il ne finisse par se heurter à un père ou à un frère récalcitrans et plus forts que lui, il aura pleine licence d’apporter