peu s’en fallut qu’on ne le portât en triomphe. Il était sorti adroitement d’un mauvais pas, mais il n’avait pas menti : il lui paraissait certain que du jour où, la France ayant aboli les droits féodaux et les privilèges, la paroisse ne dépendrait plus du château, les champs seraient mieux tenus et les épis moins maigres.
Conservateur libéral, il estimait que de tous les engrais qui font prospérer les terres arables et les prairies artificielles, la liberté est le plus efficace ; mais il estimait aussi que la liberté n’est une bonne chose qu’à la condition de n’en point mésuser. Il avait décidé, dès le premier jour, que Paris était un séjour délicieux, et pour les hommes qui ne cherchent que leur amusement et pour ceux qui aiment à s’instruire et à penser, mais qu’en fait de politique et de conduite, les Français avaient beaucoup à apprendre de leurs voisins d’outre-Manche, accoutumés depuis longtemps à s’occuper activement des affaires publiques : « Prenez tout en bloc, vous trouverez plus de bon sens en une demi-heure en Angleterre qu’en six mois en France. » Parisiens ou provinciaux, les Français l’étonnaient par leur simplicité crédule et les écarts de leur imagination. Le 24 juillet 1789, à la table d’hôte de Colmar, on lui apprit que la reine avait formé le complot de faire sauter l’Assemblée nationale par une mine : « Un député l’avait écrit, ils avaient vu la lettre, la chose était certaine. Sans me laisser intimider, je soutins que c’était une absurdité, une pure invention. L’ange Gabriel serait descendu du ciel tout exprès et se serait mis à table pour les dissuader qu’il n’aurait pas ébranlé leur foi. C’est ainsi que cela se passe dans les révolutions, il se trouve mille imbéciles pour croire ce qu’écrit un coquin. » Avons-nous beaucoup changé ?
Son bon sens britannique méprisait les nouvellistes, les gobe-mouches, et se défiait des principes absolus, des abstractions, des systèmes, des utopies. Il encourageait la France à abolir les droits féodaux, les dîmes et les abus ; mais il reprochait aux novateurs de vouloir tout bouleverser, de réduire leur roi « à la triste condition d’un doge de Venise », et de ne pas se douter que la pire des dictatures est celle d’une Chambre des communes à laquelle une Chambre des lords ne sert pas de contrepoids. Il leur représentait qu’en matière de législation la métaphysique est une dangereuse conseillère, que ce qui est beau en théorie ne réussit guère dans la pratique, qu’il ne faut pas charger les faiseurs de systèmes « de mettre en équilibre les multiples intérêts d’un grand royaume ». Toutefois cet homme de bon sens avait trop d’âme pour ne pas comprendre qu’il assistait à un événement extraordinaire, qu’il ne devait pas juger de ce qui se passait