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Angleterre ; il aurait sûrement pavé les siennes. En 1793, il fit à lord Bristol, évêque de Derry, une proposition qui lui attira cette réponse : « Mon cher Arthur, pourquoi m’exprimer un désir auquel la prudence m’interdit d’accéder ? Pourquoi m’obliger de dire non à un homme à qui je voudrais toujours dire oui ? Vous êtes en matière de grande culture un casse-cou, comme je le fus en politique, et, sachant où cela mène, je dois me tenir en garde contre vous… Adieu, magnanime Arthur ! »

Lord Bristol plaisantait, mais Mme Young ne plaisantait jamais : elle déclarait avec aigreur aux étrangers qui admiraient les expériences de son mari « que pour sa part elle les détestait, qu’elles n’avaient servi qu’à le ruiner. » Si Mme Young avait été de bonne foi, elle aurait avoué qu’autant que les expériences, elle avait contribué aux insuccès de ce grand agronome, en le dégoûtant de son intérieur, qu’elle lui rendait insupportable. « Il n’est rien de plus beau ni de meilleur, a dit le vieil Homère, que lorsqu’un homme et une femme habitent la même maison, ne faisant qu’un par le cœur. » Cela est surtout vrai de la maison d’un fermier, et Arthur Young avait bien mal choisi sa fermière. Elle ne possédait point « cette gaîté légère qui dissipe la tristesse de l’homme » ; elle avait l’humeur difficile, acariâtre, chagrine, querelleuse : « J’ai retrouvé Mrs Young en bonne santé, et partant plus irritable que jamais. Dieu lui pardonne ! Des tracasseries, des pertes de temps, des querelles, des fâcheries éternelles… Que n’ai-je une maison honnêtement confortable ! Que la volonté de Dieu soit faite, soumettons-nous. »

De son propre aveu, le désir de fuir cette insupportable femme fut pour quelque chose dans ses fréquentes absences, dans ses voyages, dans son amour du monde et des dissipations. Quand on est mal chez soi, on s’en va ; il s’en allait souvent ; il prolongeait ses séjours à Londres, où il avait beaucoup d’amis ; il dînait en ville vingt-cinq fois par mois, courait les salons, les concerts, les théâtres. Tout lui était bon pour oublier qu’en 1765, dans un jour de malheur, il avait eu la funeste idée d’épouser Miss Allen, de Lynn, et que cet accident fatal avait décidé « de la couleur qu’aurait désormais sa destinée : In 1765, the colour of my life was decided. » En rentrant à Bradfield, il y retrouvait les picoteries, les bisbilles et les batailles, et il se disait, le cœur gros de soupirs : « Quelle bénédiction eût été pour moi une femme sensée, économe et pacifique, a sensible, quiet, prudent wife ! » Mais, dans ses dernières années, il ajoutait : « Avais-je mérité que Dieu me fit un tel présent ? »