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le regard vif et dur, la physionomie prononcée. Il avait servi dans les pages ; blessé d’une balle à la bataille de Lawfeld, il quitta le service et se retira dans ses terres. Très entiché de ses droits, il s’était appliqué à faire revivre certains usages féodaux, tombés en désuétude, mais dont il se montrait jaloux : les nouveaux mariés, par exemple, devaient apporter au château, le dimanche des Rameaux, à l’issue de la grand’messe, un petit fagot de bois qu’ils déposaient au milieu de la cour, et sauter par-dessus à trois reprises, en présence du comte, à charge par celui-ci de leur servir un plantureux dîner.

Le seigneur de la Mancellière était, du reste, adoré de ses paysans : il était à la fois brusque, bienveillant, inabordable et plein de charité. Sa maison était un hôpital ; les paysans blessés ou infirmes y venaient pour faire panser leurs plaies ou demander des consultations sur l’état de leur santé ; la pharmacie du comte de Noyan était connue de tout le pays : l’une de ses filles s’astreignait à panser les plaies, à poser les cataplasmes, assistée par une vieille femme qui avait été, avant la mort de la comtesse de Noyan, l’intendante de ses bonnes œuvres et, qu’à plusieurs lieues à la ronde, on connaissait sous le nom de Bonbon.

Longtemps avant la Révolution, le comte de Noyan avait, pendant quelques années, séjourné à Paris : atteint d’un asthme obstiné, auquel les médecins n’avaient apporté aucun soulagement, il s’était confié à Mesmer, qui l’avait initié aux secrets du magnétisme ; la cure réussit, et le comte devint l’un des plus fervens adeptes de la science nouvelle. A son retour en Bretagne, il tint baquet à la Mancellière : il recherchait avec soin, pour les attacher à sa personne, les individus doués des qualités requises et il se faisait magnétiser tous les matins. Il s’occupait aussi de métaphysique et avait fait construire, au bout de son jardin, un pavillon pour y loger un jeune savant qu’il employait à traduire Plotin, Porphyre et autres philosophes néo-platoniciens. Outre ce métaphysicien à gages, le personnel de la Mancellière se composait de Clavet, le médium ordinaire, et d’un intendant nommé Leroy, qui avait épousé une ancienne femme de chambre de Mme de Noyan.

Monsieur Leroy exerçait sur son maître une véritable fascination dont il était impossible d’expliquer la cause : c’était un homme prétentieux et de manières communes ; il ne comprenait pas la moitié des mots qu’il employait et il brouillait de la façon la plus