étrange les notions historiques dont il aimait à faire parade ; il était, en outre, irritable et processif, et il aurait aliéné à M. de Noyan tous ses voisins si quelqu’un eût pensé à le prendre au sérieux. Mme Leroy était très vulgaire de tournure et de visage : elle avait un petit garçon que le comte soignait avec une affection paternelle. Le mari et la femme mangeaient à la table du maître, faisaient les honneurs de la maison, et y étaient tout-puissans. L’habitude de vivre avec des subalternes avait peu à peu rendu intolérable le caractère de M. de Noyan : il ne supportait plus la moindre contradiction et toute résistance à sa volonté lui paraissait une offense. Ses deux filles, mariées, l’une au comte de Kersalaün, l’autre au comte de Sainte-Aulaire, venaient rarement chez leur père qui, avec une sensibilité très vive, une loyauté chevaleresque, manquait souvent d’équité et devenait chaque jour plus irascible.
Cette esquisse du châtelain de la Mancellière suffit à faire comprendre la sorte de prestige que le vieux gentilhomme exerçait sur le marquis de la Rouerie. Leurs deux natures avaient de grands points de ressemblance ; même dédain des préjugés, même singularité de conduite, mêmes utopies. Le parallèle pourrait être poussé plus loin encore : comme la Rouerie, le comte de Noyan avait manifesté, plusieurs années avant la Révolution, une haine profonde pour le despotisme, et il semblait devoir embrasser avec ardeur la cause et les espérances des novateurs. Il n’en fit rien, cependant, étant passionnément monarchiste et, en cela encore, la Rouerie partageait ses sentimens. Ni l’un ni l’autre ne pensèrent à quitter la Bretagne : l’émigration répugnait à leurs principes ; mais la noblesse bretonne ayant, ainsi qu’on l’a vu, refusé d’envoyer des représentans aux États généraux, les membres de cet ordre se trouvaient naturellement disposés à former, dans la province même, une association politique et à observer en commun la marche d’un gouvernement en dehors duquel ils s’étaient placés. Aussi, dès les premiers jours de 1790, le château de la Mancellière était-il devenu un lieu de rendez-vous pour certains mécontens de la région : on y déblatérait contre les avocats de l’Assemblée nationale ; on déplorait la faiblesse du Roi, l’inertie des émigrés, l’aveuglement du peuple ; il se formait là un club royaliste où tous les moyens de réaction étaient discutés, où mille projets étaient ébauchés, sans que personne émît une idée pratique et se risquât à attacher le grelot qu’on se contentait d’agiter.