Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/86

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Salamine, l’Angleterre en fera autant et l’union des deux flottes entraînera l’union des deux peuples. » Alors se tournant vers le ministre de la marine, Ducos, il lui dit à la stupéfaction du conseil : « Rédigez tout de suite la dépêche télégraphique pour ordonner à la flotte de partir de Toulon. »

Le départ de notre flotte souleva l’opinion anglaise, mais émut à peine le ministère. Cependant, voulant avoir l’air d’accorder quelque chose à l’excitation publique, il renvoya à son poste, à Constantinople, d’où il était éloigné depuis deux ans, Stratford Redcliffe, mais avec des instructions conciliantes pour contenir la vivacité de notre action plus que pour la seconder.

Aberdeen avait mal calculé la portée de cette mesure. Le retour de Stratford portait au Tsar un coup d’une hostilité plus efficace que l’envoi de nos vaisseaux à Salamine. Stratford était un diplomate d’une valeur exceptionnelle. Grand, droit, blanc, sec, d’une politesse exquise, mais d’une raideur non moindre et d’un entêtement de fer, il n’était pas de ceux qui s’astreignent à des instructions. Il se les donnait à lui-même et les imposait à ses chefs. On l’appelait le sultan anglais. Son opposition contre Nicolas était ancienne et implacable ; la soumission du Divan à ses volontés, entière.

Aberdeen croyait avoir envoyé la paix à Constantinople ; l’Empereur, plus avisé, savait que c’était la guerre qui y arrivait, et que Stratford présent, le Sultan ne céderait pas. L’ambassadeur anglais allait jouer son jeu : il le laissa faire.

Expérimenté et surtout très initié aux secrets du Divan, Stratford, à peine débarqué, apprit des ministres ottomans l’exigence de la convention secrète dissimulée par Nesselrode à Aberdeen. Il en instruisit son gouvernement, et, sans même attendre de nouvelles directions, s’occupa à déjouer le projet russe. Sa tactique fut des mieux combinées. Il débuta par faire semblant de n’avoir rien deviné, lit aimable mine au fastueux ambassadeur, le cajola, et en obtint, en dix-sept jours, un arrangement sur l’interminable affaire des Lieux Saints, auquel notre ambassadeur Lacour eut l’intelligence de se prêter.

Dès lors, il ne restait à Menchikoff qu’à se retirer ou à aborder l’objet essentiel de sa mission, le protectorat exclusif des chrétiens grecs de la Turquie. Il le réclama par un ultimatum (5 mai). Le Sultan, excité et soutenu par Stratford, déclara qu’il protégerait la religion orthodoxe, respecterait ses immunités,