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chrétien de ce qu’il appelle des noms « de paix, de solidarité et d’amour », — n’avait pas été en quelque sorte inventée pour atténuer, pour adoucir, pour humaniser ce que la stricte application de la justice a généralement de dur, d’impitoyable et de tyrannique. Une des formes de l’injustice, et peut-être la plus odieuse, n’est-elle pas de ne vouloir jamais rien céder de notre droit ?

C’est ainsi qu’un « intellectuel », — moi, je suis un « intellectuel », s’écrie quelque part l’abbé Pierre Froment, à moins que ce ne soit son frère, — intervient souverainement dans les questions qu’il ignore, et, n’étant pas gêné, mais au contraire aidé de son ignorance même, les tranche. D’autres les ont traitées avant lui, qui en ont vu les Maisons infinies, les rapports avec d’autres questions, les « tenans » et les « aboutissans », les difficultés propres, les solutions antagonistes ou contradictoires ; et ils ont hésité. Ce n’étaient que des législateurs, des philosophes, des jurisconsultes, peut-être même des « casuistes » ! Rendre à chacun ce qui lui appartient, ils connaissaient bien la formule, et ils s’efforçaient de l’appliquer, mais qu’est-ce qui appartient à chacun ? là commençait leur incertitude. Le droit limitait le droit, et les faits démentaient les principes. Les distinctions naissaient, s’engendraient les unes des autres, se contrariaient entre elles, se combattaient, les jetaient dans des perplexités croissantes. Mais ces perplexités ne sont pas faites pour les « intellectuels ». Ils savent ! Et non seulement, pour savoir, ils n’ont pas besoin d’avoir appris, mais c’est cela même qui fait leur force, leur intrépidité de bonne opinion d’eux-mêmes, leur assurance de décisionnaires. M. Zola se fâchera-t-il, si nous lui trouvons en ce point quelque vague ressemblance avec Dumas fils et avec le vieil Hugo ?

Il ne s’est pas demandé davantage d’où lui venait cette idée de justice, et, quoique ne l’ayant pas « scientifiquement constatée dans la nature », — c’est lui-même qui nous le dit, — comment pourtant il continuait d’y croire ? Est-ce qu’il l’aurait confondue par hasard avec « la satisfaction complète des besoins », ou, comme il dit encore, avec « l’expansion de toutes les forces et de toutes les joies », et avec « le désir redevenu le levier qui soulève le monde » ? « L’universel cri de justice, dont la clameur de plus en plus haute monte du grand muet, du peuple si longtemps dupé et dévoré, n’est qu’un cri vers ce bonheur où tendent tous les êtres… la vie vécue pour elle. » Voilà du moins qui est clair ; et on n’est tenté que de répéter avec Pierre Froment : « Ah ! quel long détour pour en arriver à ce dénouement si simple ! » Et en effet, il est d’une simplicité brutale. Mais tout simple qu’il soit,