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talent, n’était qu’un conteur, tandis que Morris était un poète, un homme accoutumé à concevoir toutes choses « sous la catégorie de la beauté ». Son livre a beau être écrit en prose : c’est une œuvre de poète, et de là vient son charme, dont je crains, hélas ! qu’analyse ni traduction ne puissent donner l’idée. Paysages, portraits, dialogues, récits de bataille, tout y a une mesure et un rythme exquis ; tout n’y est destiné qu’à notre amusement, mais à un amusement de qualité supérieure. Qu’on se figure l’histoire du Petit Poucet racontée par un Victor Hugo ou un Théophile Gautier, mais racontée le plus consciencieusement du monde, je veux dire avec un soin, un art infinis !

Et l’on peut s’étonner, après cela, qu’un grand poète, comme était Morris, et l’un des chefs du socialisme anglais, et le créateur de toute une école d’art décoratif, ait consenti à dépenser tant d’efforts pour un conte d’enfans, sans aucun autre objet que de s’amuser. Mais la vérité est que William Morris n’a jamais eu d’autre objet que de s’amuser. Ni ses poèmes, ni son socialisme, ni son art décoratif ne sont, au fond, plus sérieux que son récit des aventures d’Osberne Wulfgrimson, ou que la carte illustrée dont il l’a orné.

C’est de quoi les socialistes anglais, en particulier, n’avaient point tardé à s’apercevoir : je me rappelle avec quel dédain ils me parlaient, il y a sept ou huit ans déjà, des Nouvelles de Nulle Part, le joli roman où Morris avait formulé son rêve d’un collectivisme idéal. Sous l’apôtre, sous l’organisateur de meetings, sous le président de sociétés coopératives, ils flairaient le poète, ne voyant dans la doctrine de Karl Marx qu’un prétexte à de beaux rêves et des manifestations amusantes. Et s’ils se défiaient de lui, s’ils acceptaient plus volontiers son argent que ses conseils, ce n’était point, comme il le croyait, parce qu’ils le savaient riche, mais parce qu’ils le soupçonnaient de ne point chercher dans le socialisme le même genre de plaisir et de profit qu’eux. Ils y cherchaient le pouvoir, ou la fortune, ou la renommée : et lui, il n’y cherchait que son amusement.

Son socialisme était, d’ailleurs, sincère, autant et plus que le leur. On le retrouvait dans tous ses actes et dans toutes ses paroles, dans ses lettres à ses amis, dans les prospectus de ses entreprises d’art décoratif. On le retrouve encore dans son roman posthume, et la partie politique, sociologique, des aventures d’Osberne n’est pas, à coup sûr, une des moindres singularités de ce singulier livre. Le baron Godrick, au service duquel le jeune homme s’engage pendant qu’il court le monde en quête d’Elfhilde, est en effet non seulement un justicier à la façon d’Eviradnus et des anciens chevaliers errans,