Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

noyer, ou s’asphyxier, ou se briser la tête d’un coup de revolver, ou s’enfoncer un couteau dans la poitrine, ou s’empoisonner.

Au moment où la société est l’objet de tant d’attaques, n’est-il pas imprudent de signaler les nombreuses misères imméritées, qui aboutissent au suicide ? Cette crainte de fournir un aliment à d’injustes déclamations m’a fait un instant hésiter à publier mon enquête, mais de nouvelles réflexions m’ont fait passer outre. Tout d’abord, en dépit des apparences contraires, je crois qu’il est toujours utile de faire connaître la vérité. On verra, en effet, par les détails dans lesquels j’entrerai, que beaucoup de misères imméritées tiennent à la maladie, aux accidens, aux infirmités, à une foule de causes dont la société n’est pas responsable. Quant à celles qui viennent des imperfections de la société, il me semble aussi que c’est un devoir de signaler ces imperfections, afin de les corriger et de proposer les réformes nécessaires. Enfin, c’en est un aussi, je pense, que de faire connaître aux heureux de ce monde combien, dans ce brillant Paris, il y a de malheureux qui souffrent, combien sont tristes les dessous de la grande ville, combien surtout sont imméritées les misères qui conduisent au suicide.


I

Les désespérés qui se tuent, pour échapper à la misère, ne sont ni des mendians, ni des vagabonds : ceux-ci, en général, ne se suicident pas. Mais, à côté de la misère qui se résigne facilement à vivre de mendicité, il en est une autre qui n’implore pas la pitié, qui se cache, qui souffre en silence, qui ne sollicite pas l’aumône, qui ne demande que du travail. Dans son livre sur Paris, Maxime Du Camp a écrit que, sur cent mille indigens, il y en avait à peine cinquante d’intéressans. J’ai entendu répéter la même chose par une sainte religieuse de Saint-Vincent-de-Paul, qui passe sa vie à visiter les pauvres. Mais les pauvres que Maxime Du Camp a étudiés et que visite la religieuse, ne sont pas ceux qui se suicident. Les désespérés qui se tuent sont des pauvres honteux, fiers et timides ; le plus souvent on ne connaît pas leur misère ; leur fierté touche quelquefois à la sauvagerie ; ils évitent les relations trop intimes avec leurs voisins, pour cacher leur état de gêne ; très rarement ils demandent des secours. Dans plusieurs milliers de procès-verbaux de suicides par misère que