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suicider, en disant : « La vieillesse rapetisse, demain on me trouvera allongé. » — « Avec de mauvais yeux, une main dont je me sers difficilement, je ne puis plus lutter », écrivait une vieille ouvrière avant de se suicider. « Lorsqu’on devient vieux, écrit un maçon âgé de 68 ans, personne ne veut plus vous faire travailler ; on vous chasse de partout. Il faut mourir de faim ou tendre la main. Tendre la main, c’est la prison. La mort vaut mieux. On ne veut pas nous faire un abattoir ; il faut s’abattre soi-même. » — Un autre ouvrier, âgé de 62 ans, écrit de même : « Je suis sans travail et ne puis en trouver. On ne veut plus des vieux. Dès lors, je suis forcé de me détruire. Les vieux, il n’en faut plus. On devrait les tuer puisqu’on ne veut pas leur donner du pain. Puisqu’on ne le fait pas, il faut se tuer soi-même. Mais c’est égal, c’est un peu fort, après trente-huit ans de travail et quatorze ans de service militaire, d’être obligé de se donner la mort pour ne pas mourir de faim. C’est honteux pour la société. »

Un certain nombre d’ouvriers, trop âgés pour travailler, sont secourus, logés, nourris par des parens, par des amis, par d’anciens patrons, par de simples voisins. Mais ces ouvriers ainsi assistés, quoique très reconnaissans, souffrent dans leur fierté de ces secours ; ils craignent d’être importuns ; et finissent quelquefois par se suicider pour ne pas être à charge aux autres. Une femme de soixante-douze ans se jette par la fenêtre ; ayant survécu quelques heures à ses blessures, elle dit : « Mon âge ne me permet plus de travailler, je suis dans la misère la plus complète, ce sont mes voisins qui me nourrissent, je ne veux plus vivre dans ces conditions. ». Une autre vieille femme écrivait : « Je ne peux plus travailler, voilà un an que je traîne la misère. La tombe est bonne pour moi. Du moment que l’on ne peut plus travailler, il faut partir : aujourd’hui ou demain, qu’importe ! Il faut toujours partir et le plus vite est le meilleur. » Des parens eux-mêmes, secourus par leurs enfans, se tuent pour les délivrer de cette charge. « Mon cher fils, écrivait une mère, je te dis au revoir, car je ne peux plus rester à ta charge. Toi, tu peux gagner ta vie, moi je meurs avec le chagrin de faire perdre à tout le monde. Il y a vingt ans que je souffre. Au revoir, mon cher (ils, ta pauvre mère. » L’époux, qui est à la charge de son conjoint, se suicide aussi quelquefois par délicatesse : « Je ne veux pas t’être à charge plus longtemps, écrivait un ouvrier à sa femme. Je suis vieux, malade, je ne peux plus travailler.