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loyer. Un menuisier, âgé de quarante-six ans, s’asphyxia, laissant l’écrit suivant : « Voici bientôt seize mois que je suis toujours souffrant, ne pouvant travailler ; j’aime mieux me donner la mort que d’aller mendier. Ayant reçu congé, je ne sais où aller. Je n’ai rien à reprocher au propriétaire, il a été bon pour moi. »

Dans les procès-verbaux de suicides de ces deux dernières années, je n’ai trouvé que rarement des cris de colère contre les propriétaires : « Honte et malédiction contre M. X.., qui m’a fait saisir pour un retard de cinq semaines dans le paiement du terme d’avril, alors que je l’ai payé régulièrement jusque-là pendant trois ans. L’expulsion devant avoir lieu, deux vieillards, âgés l’un de soixante-quatorze ans, et l’autre de soixante-six ans, accablés de chagrin et sentant leurs forces les abandonner, se décident à en finir. Unis dans la vie, notre désir est de l’être dans la mort. » — Deux autres vieux époux, menacés d’expulsion par le propriétaire, s’asphyxient après lui avoir écrit : « Nous vous léguons nos deux cadavres. Vous nous avez tués pour 150 francs. » — Bien souvent, c’est faute de pouvoir payer une somme bien plus modique, de 15, 20, 25 francs, que des ouvriers, logés en garni au mois, à la semaine, aiment mieux mourir que d’être jetés à la rue.

C’est dans ce Paris, où les loyers sont si chers, où les objets nécessaires à l’alimentation coûtent un prix si élevé, où il y a tant d’encombrement dans toutes les professions, dans tous les métiers, que les provinciaux accourent en foule dans l’espoir de faire fortune rapidement[1]. Avant le chemin de fer, on venait peu à Paris. Le Limousin y envoyait des maçons, l’Auvergne des marchands de charbon et des porteurs d’eau, le Rouergue des marchands de vin, la Normandie des garçons bouchers et des garçons laitiers. Mais les provinces éloignées gardaient leurs habitans. Aujourd’hui le chemin de fer a déraciné la province ; du fond des Pyrénées et des Alpes, les provinciaux arrivent en foule à Paris, désertant les campagnes qui, sur certains points

  1. Les asiles de femmes à Paris sont presque uniquement remplis de filles venant de la province. — Tous ces ruraux, qui meurent de faim à Paris, pourraient vivre heureux en province en cultivant les terres qu’ils abandonnent. Dans certaines régions de la Provence, des coteaux plantés d’oliviers, des terres qui autrefois produisaient du blé, ne sont plus cultivés. Dans certaines parties des Basses-Alpes, l’émigration est si grande, qu’on ne cultive plus que les terres qui sont près des villages ; les terres éloignées sont abandonnées. Pour retenir la population dans les campagnes, il faudrait remanier l’impôt foncier.