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Tout ce beau monde a trop affaire,
Les pauvres en tout valent mieux ;
Jésus leur a promis les cieux,
L’amour leur appartient sur terre.


Après avoir passé en revue toutes les causes de la misère imméritée, le chômage forcé, l’insuffisance du salaire, la maladie, les accidens du travail, les charges de famille, le veuvage, la vieillesse, l’encombrement des métiers par l’invasion des provinciaux, il me reste à rechercher la cause de la fréquence des suicides par misère.

Faut-il l’attribuer exclusivement à l’accroissement de la misère ? Je ne le pense pas. Sans doute, depuis quelques années, la situation commerciale et industrielle de Paris n’est pas brillante, la gêne s’introduit de plus en plus dans un grand nombre de ménages d’ouvriers, de petits bourgeois, de modestes fonctionnaires, d’anciens officiers, insuffisamment payés et retraités pour pouvoir supporter les lourdes charges de la vie à Paris. Mais la misère proprement dite, c’est-à-dire l’impossibilité de faire face aux besoins pressans de nourriture, de logement et d’habillement ne me paraît pas plus fréquente qu’à d’autres époques, où il y avait cependant moins de suicides. Seulement, on sait moins souffrir qu’autrefois, on sait moins se résigner. En 1896 à Paris, 269 personnes se sont suicidées pour se soustraire à des souffrances physiques, 171 pour échapper à diverses contrariétés. Le 28 octobre 1897, un horloger et sa femme se tuent parce qu’ils sont dans une situation gênée : « Nous ne pouvons plus vivre, écrivent-ils, à cause de la terrible concurrence que nous subissons. » Ils préparent leur suicide avec gaieté, font un dîner soigné et s’asphyxient. On veut une chose impossible, la vie exempte d’ennuis, de tristesses, de maladies ; et quand la douleur arrive, physique ou morale, on aime mieux se faire sauter la cervelle que la supporter.

Cette observation ne s’applique pas aux ouvriers qui ne peuvent plus nourrir leurs enfans, mais à un grand nombre de personnes qui sont dans un état de gêne voisin de la misère et se tuent par crainte de la misère, avant que la misère réelle soit venue. Je lis, par exemple, ce qui suit dans la lettre d’un suicidé : « Ce n’est pas un désespéré qui s’en va, mais un homme qui, en vieillissant, devient paresseux et ne veut pas être malheureux. Si je n’ai pas eu la satisfaction de connaître l’aisance, j’ai eu celle