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de ne pas connaître la misère, et je ne veux pas faire sa connaissance. » Chez un assez grand nombre de suicidés, je vois revenir cette idée que, lorsqu’on n’est pas heureux, ce n’est pas la peine de vivre. On a affaibli le ressort moral du peuple en lui disant que la vie présente est faite pour le bonheur et non une épreuve pour mériter une autre vie. Autrefois plutôt souffrir que mourir était la devise générale ; aujourd’hui, la devise est renversée et on dit : « plutôt mourir que souffrir » Les suicides de vieillards sont aussi plus fréquens ; il n’est plus exact de dire :


Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.

Beaucoup de vieillards se plaignent d’être trop longtemps épargnés par la mort. « Puisque la Parque m’oublie, écrit en souriant un vieillard de quatre-vingt-trois ans, c’est à moi à couper le fil de ma vie. » — Dans plusieurs de ses fables, La Fontaine a mis en scène des malheureux sans pain, accablés par la vieillesse et la misère, qui appellent la Mort à leur secours et qui s’empressent de la congédier dès qu’elle arrive. Je ne sais si les hommes sont devenus plus nerveux, plus sensibles qu’autrefois, à la douleur, ou moins courageux, moins résistans, mais aujourd’hui


La mort aux malheureux ne cause pas d’effroi.


Un petit ramoneur de douze ans, que j’invitais à prendre des mesures de prudence pour éviter un danger, me répondit dernièrement : « Oh ! cela nous est égal à nous autres de mourir. » La semaine dernière, une pauvre femme racontant à l’audience un accident qui aurait pu être mortel pour elle disait : « Quand j’ai vu venir la voiture sur moi, j’ai eu peur non pas d’être tuée (que m’importe ! ) mais d’être écrasée sans être tuée. » Les ouvriers de Paris ont plus de peur de la misère que de la mort. Un ouvrier malheureux, qui s’était jeté dans la Seine et qu’on avait repêché, fut placé à la maison de travail d’Auteuil ; on le garda quelque temps, on lui donna du travail, on lui permit ainsi de faire quelques économies et on lui trouva une place. Le jour de son départ, au moment de franchir la porte, il ne put s’empêcher de dire : « J’ai peur. » On m’a cité d’autres cas semblables d’ouvriers qui, recueillis après une tentative de suicide déterminée par la misère, exprimaient une véritable terreur de la misère en rentrant dans Paris. La mort leur inspirait moins d’effroi. « Ce n’est qu’un mauvais moment à passer, disent-ils, et après on a le repos, le