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tranche pourtant un ouvrage auquel son origine à demi étrangère prête une saveur originale et un attrait particulier. Il est écrit en prose, bien qu’il ait pris place dans ces recueils poétiques, et son auteur est un publiciste connu en Angleterre comme en Allemagne : André Scheu[1].

Il serait intéressant, ace propos, de mesurer l’influence exercée par la vie et la pensée anglaise sur les socialistes allemands qui sont venus demander l’hospitalité à cette terre libérale, la plupart dans la pénible situation de réfugiés politiques. Marx, qui a établi une partie de ses théories sur l’observation de la vie matérielle en Angleterre, est arrivé trop mûr dans ce pays pour que la tournure d’esprit de ses hôtes pût exercer une grande action sur ses habitudes de pensée. Enfermé dans sa chambre de travail, il s’est montré étonnamment réfractaire à l’empreinte anglaise, et il est demeuré allemand et hégélien jusqu’aux moelles. Engels, quoique d’origine allemande, a vécu au-delà de la Manche, non pas en exilé qui plante provisoirement sa tente sur le sol étranger, mais en citoyen britannique, personnellement mêlé au grand mouvement industriel de sa patrie d’adoption. Aussi, bien que son culte pour Marx ait nui à l’originalité de sa pensée, doit-il davantage à l’esprit pratique, sensé et clairvoyant des Anglais. Actuellement, l’écrivain qui a la plus réelle valeur dans le parti marxiste, M. Bernstein, subit manifestement, jusqu’à un certain point tout au moins, l’influence du « fabianisme », qui est la véritable incarnation du socialisme anglais. Sans perdre leurs qualités natives de réflexion sérieuse et de synthèse pénétrante, les Germains apaisent au contact des Anglo-Saxons leur fanatisme de logique, leur confiance exagérée dans la vertu de la raison pure et de la pensée spéculative.

Scheu, qui est demeuré marxiste en théorie, a subi à un haut

  1. Né à Vienne en 1844, Scheu apprit d’abord le métier de doreur. Mais son goût pour l’étude l’ayant amené à développer ses aptitudes naturelles pour le dessin, il fut bientôt capable d’exercer la profession plus artistique de dessinateur et modeleur en cadres. Il visita l’Exposition universelle de Paris en 1867, et, peu après, se jeta dans le mouvement démocratique. L’activité qu’il y déploya le força de renoncer à son premier gagne-pain pour se donner tout entier au journalisme : il dirigea pendant trois ans un organe socialiste : la Volonté du peuple, non sans avoir eu maille à partir avec les autorités autrichiennes. Aussi, l’existence lui devenant difficile dans son pays, il se rendit en Angleterre en 1874, pour y chercher du travail, et c’est là qu’il a vécu depuis lors. « Il n’y a pas encore de parti socialiste en Angleterre, écrivait-il en 1892, mais sa naissance se prépare, et je m’estime heureux de pouvoir coopérer à sa formation. »