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vu… Dans certains pays peu labourables, vous voyez des figures bêchant, piochant. Vous en voyez une de temps en temps se redressant les reins, comme on dit, et s’essuyant le front avec le revers de la main… C’est là que se trouve pour moi la vraie humanité, la grande poésie. » De son propre aveu, il a essayé de dire comme il pouvait ce qu’il avait ressenti lui-même dans sa jeunesse en travaillant une terre peu labourable.

Quelqu’un s’avisa de le traiter de socialiste, de révolutionnaire. Ce critique malavisé faisait injure à ses paysans. Ils prennent leur mal, leurs afflictions en patience ; ils souffrent sans se plaindre, ils ne songent point à protester contre leur destinée ; à quoi sert de protester contre un décret immuable ? Louise Jumelin leur a enseigné que la résignation a ses fiertés et ses douceurs, qu’ils obéissent à une loi dure, mais sacrée, que Dieu s’est mêlé de cette affaire, qu’il a décidé que l’homme mangerait son pain à la sueur de son front : « On ne peut donc pas tout simplement admettre les idées qui peuvent venir dans l’esprit à la vue de l’homme voué à gagner sa vie à la sueur de son front ? n’en est qui me disent que je nie les charmes de la campagne… Je vois très bien les auréoles des pissenlits et le soleil qui étale là-bas sa gloire dans les nuages… Je n’en vois pas moins dans la plaine, tout fumans, des chevaux qui labourent, puis, dans un endroit rocheux, un homme tout errené, dont on a entendu les han ! depuis le matin, qui tâche de se redresser un instant pour souffler. Le drame est enveloppé de splendeurs. Cela n’est pas de mon invention, et il y a longtemps que cette expression, le cri de la terre, est trouvée. »

Comme son peintre préféré, M. Naegely estime qu’il faut aller chercher dans les champs « la vraie humanité et la grande poésie ». Il a un culte pour le paysan ; il le tient pour l’être le plus intéressant que puisse étudier un artiste, et il le considère avec raison comme le soutien, comme la pierre angulaire des sociétés. Il déclare que les rois, les politiques, les financiers et les philosophes, travaillent à perdre le monde, que c’est le paysan qui le sauve. Il déclare aussi que Jean-François Millet l’a vu le premier tel qu’il est, l’a découvert, nous l’a révélé, qu’avant lui on n’en avait fait que des portraits de convention. Il en dit trop ; il a le goût sûr, mais exclusif, et mêle un peu d’intolérance à ses admirations.

Millet était aussi sensible que personne aux enchantemens de la nature, la grande ensorceleuse, et il nous l’a montrée en fête le jour où il a peint son merveilleux Printemps. Le soleil reparaissant après l’orage, un arc-en-ciel dessinant sa courbe sur un fond de nuées