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noires comme l’encre, des arbres fruitiers qui se réjouissent et qui boivent, ce printemps fleuri et mouillé, ce sourire dans les larmes, tout a été pris sur le fait et l’ensemble est beau comme un conte de fées ; mais l’homme est absent de cette féerie, ou, pour mieux dire, il n’y figure que sous la forme d’un passant qui, surpris par l’averse, s’est mis à l’abri sous un feuillage. Ses paysans ne sont jamais de fête ; ils travaillent ou se reposent ; mais jamais ils ne jouent et jamais ils n’ont ri. Et cependant l’homme des champs a ses divertissemens, ses jeux, sa façon particulière de rire, de folâtrer, de faire l’amour, ses grosses joies, qui ne sont point méprisables. Millet le savait : « J’allai un jour à la Chaumière ; les danses de cette cohue bousculante me dégoûtèrent ; j’aimais mieux la lourde joie de nos campagnes et les vrais ivrognes de nos pays. » Il écrira plus tard à M. Sensier : « C’est demain dimanche la fête de Barbizon. Tous les fours, fourneaux, cheminées, toutes les casseroles et marmites sont en activité telle qu’on pourrait se croire à la veille des noces de Gamache. Il n’est pas une vieille tringle qui ne fasse service de broche, et tous les dindons, oies, poules, canards que vous avez vus si bien portans, sont pour le quart d’heure en train de rôtir, de bouillir… Et des pâtés d’un diamètre comme des roues de cabriolet ! Enfin, Barbizon n’est qu’une énorme cuisine, et l’odeur doit s’en répandre au loin. » Le peintre qui nous aurait montré cette énorme et odorante cuisine eût fait un portrait aussi ressemblant du paysan que celui qui a peint l’Homme à la houe, géant sinistre, occupé, semble-t-il, à creuser sa fosse pour y enterrer ses chagrins.

Les kermesses ont leur prix, et si dédaigneux que soit M. Naegely pour les bergeries, pour les pastorales, « pour les idylles artificielles », eh ! vraiment, ces fictions ont leur charme.

Millet était moins sévère que son disciple ; il ne méprisait pas les bucoliques. Avant de se fixer à Barbizon, il avait peint un Age d’or, des Dénicheurs de nids, une femme nue guettée par un Faune, des paysannes comme il n’en existe point, la gorge découverte, les cheveux au vent, le soleil de mai dans les yeux. Il se passionnera plus tard pour Théocrite : « Je ne l’ai pour ainsi dire pas quitté avant de l’avoir dévoré. C’est d’un charme naïf et particulièrement attrayant, qui ne se trouve pas au même degré dans Virgile ». Il ajoute fort sensément : « Cette lecture me prouve de plus en plus qu’on n’est jamais autant grec qu’en rendant bien naïvement ses impressions, peu importe où on les ait reçues. »

La nature est infiniment diverse, et rien n’est plus réel que les pensées