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et les rêves qu’elle nous inspire. Il y a des mares mystérieuses, près desquelles Corot a vu tournoyer des nymphes ; il y a des arbres à l’ombre desquels Tityre s’est assis pour jouer du galoubet ; il y a des ruisseaux clairs où Daphnis et Chloé ont sûrement lavé leurs corps blancs et polis : il y a des clairières au gazon velouté, créées tout exprès pour servir de cadre à des fêtes galantes et à des rondes de bergères en paniers : Lancret les a vues, il faut l’en croire. Ne méprisons que les fictions incohérentes. « Que les choses, disait Millet, n’aient point l’air d’être amalgamées au hasard et par occasion, qu’elles aient entre elles une liaison indispensable et forcée. Je voudrais que les êtres que je représente aient l’air voués à leur position, et qu’il soit impossible d’imaginer qu’il leur puisse venir à l’idée d’être autre chose que ce qu’ils sont. Une œuvre doit être d’une pièce, et gens et choses doivent toujours être là pour une fin. » Il ne vient jamais à une bergère de Lancret l’idée d’être autre chose que ce qu’elle est.

Il disait encore : « L’art ne vit que de passion, et on ne peut pas se passionner pour rien… Ce n’est pas tant les choses représentées qui font le beau que le besoin qu’on a eu de les représenter, et ce besoin lui-même a créé le degré de puissance avec lequel on les représente. Point d’atténuation dans les caractères. Quel est le plus beau d’un arbre droit ou d’un arbre tortu ? Celui qui est le mieux en situation. » Cela revient à dire que tous les sujets sont bons, pourvu que l’artiste qui les traite ait éprouvé l’impérieux besoin de les traiter ; il nous trouvera prêts à l’écouter s’il est un de ces amoureux extravagans et indiscrets qui racontent éloquemment leurs aventures à l’univers, et sont assez persuasifs « pour nous jeter au corps leurs joies et leurs douleurs ». En matière d’art, selon le sens qu’on attache aux mots, tout est vérité et tout est mensonge, et les seuls mensonges dont nous refusions d’être dupes sont ceux qu’on nous débite à froid. Lequel est le plus vrai de l’Embarquement pour Cythère ou du tableau des Glaneuses ? Je les tiens l’un et l’autre pour des chefs-d’œuvre d’exactitude. Watteau et Millet avaient un trait de ressemblance, c’était la parfaite sincérité dans l’émotion, et si la nature leur avait refusé le don d’exprimer leurs sensations et leurs rêves, le tourment de se taire leur eût fait prendre la vie en dégoût : c’est pour cela que, quoi qu’ils nous disent, nous les croyons.


G. VALBERT.