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pas malheureuse. « Je vous ai, dit-elle à ses parens ; j’ai deux neveux et une nièce pour qui je tricote des brassières et des petits jupons ; j’ai ma classe qui m’intéresse. Toutes mes heures sont occupées ; c’est comme un réseau d’habitudes qui enveloppe et protège ma vie intérieure… » Mais elle n’a pas oublié l’avantageux pasteur Mikils.

Là-dessus tombent à la maison Mikils et sa femme, avec des figures bizarres. Norah n’a pu, tant il était ennuyeux, rester fidèle à son mari. Il en a eu de sérieux indices, sinon la seule preuve sans réplique, celle qui consiste à voir de ses yeux ; et alors, très embarrassé, il a trouvé cela, d’amener Norah à son père, au chef spirituel de la famille, pour qu’il la juge et qu’il décide d’elle. C’est Norah elle-même qui conte ces choses à Lia, et qui la supplie d’obtenir de Mikils qu’il pardonne sans rien dire. Et cette confidence et cette prière ont pour effet d’affranchir Lia de son premier et mélancolique amour, par le sentiment de l’ironie de la situation et de l’inutilité de son renoncement.

Elle s’indigne d’abord : « Ta faute, dit-elle à Norah, n’est pas seulement horrible en elle-même ; elle ridiculise, elle bafoue mes scrupules et ma résignation et rend grotesque à mes propres yeux cinq années de ma triste vie !… » Puis, elle se calme ; elle ne peut s’empêcher de trouver Mikils un peu ridicule, de le voir « comme un pauvre être diminué qu’on plaint avec un sourire, » et « de le traiter presque dans sa pensée comme feraient les gens du monde et les personnes sans religion ni bonté. » C’est presque avec raillerie, et comme si elle prenait une revanche, qu’elle remontre à Mikils l’imprudence de son mariage et qu’elle l’exhorte au pardon. Or le malheureux aime toujours sa femme ; il l’aime, comme il dit, « honteusement » ; il confesse à Lia sa faiblesse, et la lâcheté de sa passion réveillée par les images mêmes de la faute, et comment, peut-être, le péché de Norah l’a lui-même corrompu. Et la vierge, restée seule : « Ah ! il m’a dégoûtée ! Faut-il, mon Dieu, avoir tant rêvé, tant prié, tant pleuré à propos de cet imbécile ! »

Du coup, Lia enterre, si l’on peut dire, sa vie de jeune fille. Elle a trente ans ; elle est moins naïve, plus intelligente, plus avertie qu’au premier acte. Le syndic Müller, quinquagénaire encore assez frais, et brave homme, et qui a rendu des services aux Pétermann, a, tout à l’heure, demandé sa main et doit venir chercher la réponse. Le cœur libre désormais, Lia accepte sans répugnance l’idée de ce mariage de raison : « Évidemment, dit-elle, il doit y avoir des émotions et des joies dont il faut bien que je fasse mon deuil… Mais elles sont très mêlées, ces joies-là, je le sais… J’aimerai M. Müller, puisqu’il est bon. Et puis, j’aurai peut-être des enfans !… D’ailleurs mon mariage