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Delort, le héros des guerres d’Aragon et de Catalogne. C’était le type du vieux dragon d’Espagne, de ces dragons dont les Espagnols avaient tant de peur et qui s’immortalisèrent à leur rentrée en France dans la campagne de 1814. Il était grand, puissamment charpenté, avec une figure mâle de paysan, des cheveux blancs, drus et hérissés, le nez en l’air, une large mâchoire et un menton non moins large ; ses oreilles étaient encadrées d’une paire de favoris coupés courts, tels que les portaient sous l’Empire les dragons et les grenadiers à cheval qui n’avaient pas de moustaches. Il avait une voix de stentor. C’était un homme énergique et plein d’autorité sur les troupes. Comme beaucoup de ses camarades, ce vieux sabreur récitait des odes d’Horace et faisait même des vers. Il nous présenta au roi et nous fit défiler.

Nous étions en ligne depuis un certain temps lorsque le roi passa au pas devant nous. C’était la première revue aussi considérable que j’eusse encore vue.

Les anciens militaires savent quelle émotion vous empoigne dans ces instans solennels où l’armée est formée en lignes profondes, quand les fanfares et les musiques jouent la Marseillaise, et que se répercutent les commandemens de : « Portez armes ! Présentez armes ! » sur tous les fronts des bataillons. Chaque soldat fixe, immobile, ému, pense au drapeau déployé que le général en chef salue en passant.

Songez donc quelle fut mon exaltation, au milieu de ces cinquante mille hommes enthousiastes réunis à l’île Chambière, et à quel degré ma cervelle se mit à bouillonner quand je vis s’arrêter devant mon peloton le maréchal Soult dont les traits mâles et énergiques et le regard perçant personnifiaient la sublime épopée de la Révolution et de l’Empire, car sur ces traits, mon imagination surexcitée lisait : Gênes ! Austerlitz ! Eylau !

La garde nationale, composée uniquement d’anciens soldats, avait un aspect véritablement martial. Elle étonna surtout les étrangers venus d’outre-Rhin. Ce fut pour eux une révélation de voir surgir du néant une armée disciplinée et enthousiaste. Durant les trois heures que dura la revue, les gardes nationaux ne cessèrent de pousser des cris frénétiques. Cet enthousiasme, — je l’appris plus tard, — eut son écho au-delà du Rhin ; les cours de Vienne et de Berlin en furent fort impressionnées et leurs projets et leur attitude modifiés en conséquence.

On ne pouvait comprendre comment un si grand nombre de