Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/459

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tolstoï de ces erreurs d’optique qui tiennent à la distance ; j’imagine que nous devons nous rendre coupables de confusions analogues et brouiller les rangs, quand nous nous mêlons de juger de la littérature moderne des Russes, des Scandinaves et même des Allemands. Mais le fait est que de choisir les Chevaux de Diomède pour en tirer une conclusion sur notre roman moderne, c’est une idée plus aisée à concevoir sur les bords de la Neva que sur ceux de la Seine. Le succès non point énorme mais pourtant scandaleux d’Aphrodite s’explique par des considérations tout à fait étrangères à la littérature. Et je sais des Français, même lettrés, qui ignoreraient encore jusqu’au titre de Terre promise et jusqu’au nom d’E. Morel, si Tolstoï ne les leur eût appris. Quant aux décadens, non seulement la tendance qu’ils ont représentée est aujourd’hui défunte, leur école s’en étant allée où vont les vieilles lunes, mais jamais ils ne sont arrivés chez nous à se faire prendre au sérieux, et je crois bien qu’ils n’y ont pas lâché. C’est hors de chez nous qu’on s’est penché pieusement sur leurs élucubrations, et que, faute d’une connaissance suffisante de notre langue et de notre tour d’esprit, on n’y a pas aperçu la part de mystification. De même pour Baudelaire et Verlaine de qui les plus déterminés partisans n’ont jamais songé à exagérer l’importance autant qu’on a pu le faire par-delà nos frontières et par-delà l’Océan. Mais il en est ainsi de la plupart des jugemens qu’on porte à l’étranger sur nos œuvres d’art. Le sens des proportions y fait cruellement défaut : on ne remarque de notre littérature que les affectations, on n’en retient que les excentricités ; on la juge sur ses verrues.

Ces réserves faites, et nous y avons assez insisté pour qu’on puisse apprécier dans quelle mesure nous acceptons les idées de Tolstoï, il n’est que temps d’indiquer combien de questions s’éclairent d’un jour nouveau, quand on les envisage du point de vue où se place l’écrivain russe. Car si l’art est un langage, comme on ne parle que pour être entendu, c’est donc que l’art ne doit pas s’adresser aux seuls initiés et devenir le privilège d’une élite. C’est ici le grand péril qui menace l’art moderne, et Tolstoï, en le dénonçant avec tant d’âpreté, répond aux préoccupations de tous ceux qui réfléchissent. Il s’est opéré, depuis le temps de la Renaissance, un divorce entre le public populaire et les classes lettrées. La séparation n’a fait, avec les siècles, que s’accentuer davantage ; et l’art n’a cessé de s’adresser à un public de plus en plus restreint. De là d’abord un notable appauvrissement de sa matière. Le personnel dont s’occupe l’écrivain est peu nombreux et il reste toujours le même. Comme la tragédie du XVIIe siècle ne