Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/460

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

connaissait que les crimes des grands de la terre et n’enregistrait que les soupirs des princesses, le roman d’aujourd’hui ne décrit que les aventures des oisifs et des mondaines. Les sentimens qui peuvent se développer dans ce milieu étroit sont très spéciaux, et aussi éloignés qu’il se peut des indications de la nature ; en fait, les complications amoureuses sont à peu près le thème unique auquel le romancier est sans cesse ramené par une sorte de nécessité. De là, les raffinemens de la forme. On met sa coquetterie à n’être compris que de quelques-uns. On contourne la phrase, on recherche le terme rare et l’épithète imprévue ; on s’efforce d’être inintelligible et on y réussit ; on se fait de l’obscurité un mérite paradoxal. Ce raffinement est d’ailleurs compatible avec une extrême grossièreté. « Il n’y a pas de plus amère plaisanterie, remarque justement Tolstoï, que celle qui consiste à dire que l’art d’à présent se raffine. Jamais, au contraire, l’art n’a autant poursuivi le gros effet, jamais il n’a été plus grossier. » C’est une conséquence inévitable de ce rétrécissement du public. Puisque ce sont les blasés de qui on recherche le suffrage, il faut donc réveiller leur sensibilité par les moyens appropriés. Et tous les moyens y sont bons, l’incohérence, la bizarrerie, mais surtout la trivialité et l’indécence qu’on décore du nom de hardiesse. Tels sont bien les défauts de l’art d’aujourd’hui, qui en font le plus frivole des amusemens à l’usage des oisifs, à moins que ce ne soit le plus compliqué des rébus à l’usage des initiés. Mais l’art ayant pour objet de mettre les hommes en relation, doit s’étendre à tous. C’est un premier critérium de l’œuvre d’art qui consiste à l’évaluer d’abord par son caractère de généralité.

Une objection se présente dont nous sommes loin de nous dissimuler la force. L’art, pour s’adresser à tous, ne sera-t-il pas en danger de laisser tomber une partie de lui-même ? Ne faudra-t-il pas qu’il s’abaisse pour se mettre au niveau de la foule ? Et n’est-ce pas l’existence même de l’art qu’on aura compromise le jour où on s’avisera d’écrire pour les illettrés ? Car il n’est guère possible de suivre Tolstoï quand il nous propose comme modèles d’art ou les contes de fées ou la Case de l’oncle Tom, ni d’admettre avec lui que l’art soit ce qui peut se comprendre sans aucune préparation. Nous savons au contraire qu’il y a une éducation de l’œil et de l’oreille, comme il y a une culture générale de l’esprit qui nous rend plus aptes à saisir profondément et complètement les mérites d’une œuvre… Ce n’est ici qu’une question de mesure et de degré. Il y a sans doute une foule grossière et brutale dont l’artiste ne peut songer à se faire entendre. Mais il faut que tous ceux dont l’esprit s’ouvre aux jouissances intellectuelles soient