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ex-nobles » ; celle-ci était la femme du ci-devant président du parlement de Bourgogne, lequel, comme bien on pense, était en prison. C’était là une belle tête à racheter, et Lalligand, à qui on en avait offert un bon prix, vint ingénument proposer à la Société populaire de Digoin de lui verser 32 000 livres si elle voulait l’aider à réclamer la liberté de cet honorable magistrat.

Il se livre ainsi ostensiblement à l’étrange commerce qu’il avait entrepris : il trafique de la vie des gens avec l’inconscience d’un homme qui comprend son époque, qui sait que le bon temps ne durera pas toujours, et qui se hâte d’en profiter. Il vit « en demi-dieu » à Digoin, se passant tous ses caprices, forçant un certain charpentier, nommé Harpet, son voisin, à lui céder sa maison qu’il trouve plus commode que celle qu’il habite, rançonnant ses compatriotes ébahis de tant de cynisme, et traitant la province en pays conquis. Un court billet, écrit par un des malheureux qu’il pressure, en dit plus long que tous les récits :

« Remets à Lalligand les fauteuils qu’il réclame et tout ce qu’il demandera… »

Mais cet étonnant proconsulat devait avoir une fin. La mort de Bazire, compromis avec Chabot et Fabre d’Eglantine dans les spéculations de la Compagnie des Indes, porta un coup sensible au crédit de Lalligand. Ne le sentant plus soutenu en haut lieu, estimant naïvement que « la probité est enfin à l’ordre du jour », les Sociétés populaires de Digoin et de Charolles eurent le courage de dénoncer à la Convention « ce monstre que la nature vomit sans doute dans sa colère ; qui, brisant les liens les plus sacrés, fut mauvais fils, mauvais mari ; un être enfin qui ne rêve et ne sue que crimes et dont l’infamie est notoirement connue ». Ces bons jacobins reconnaissaient cependant que « le méchant est un instrument duquel on est quelquefois obligé de se servir en temps de révolution, mais que l’on doit briser dès l’instant qu’il devient nuisible » ; et comme leur compatriote en était arrivé là, ils suppliaient humblement les représentans du peuple de purger le territoire de la République de « cet être astucieux et pervers ».

Ils avaient si grande hâte d’en être débarrassés, qu’une délégation de la société entreprit le voyage de Paris pour porter cette supplique au Comité de sûreté générale. Lalligand fut rappelé : il voyagea en personnage d’importance, dans sa propre voiture et sous la surveillance de deux gendarmes à sa solde. Le 8 prairial