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Tout le monde sait que cette grande manifestation, qui a pris la Reine pour objectif et pour symbole, a été, en réalité la fête de l’Impérialisme. Se retournant en arrière et mesurant le progrès accompli durant ces soixante années, le peuple anglais trouvait son œuvre bonne et s’en glorifiait. C’est surtout en ce qui touche l’expansion coloniale que les doctrines et l’orientation ont changé. En 1837, le courant d’émigration, qui commençait à se faire sentir, allait se perdre dans le vaste territoire des États-Unis, et c’est à peine si un mince filet se détournait vers les possessions anglaises. La discorde, la désaffection et le découragement étaient partout. Instruits par l’exemple de l’insurrection américaine et résignés à voir, suivant le mot fameux de Turgot, les colonies se détacher de la métropole comme les fruits se détachent de l’arbre lorsqu’ils sont mûrs, les hommes d’Etat britanniques se croyaient bien avisés en préparant ce mouvement séparatiste, afin qu’il s’effectuât sans déchirement, sans secousse, et que les sujets de la veille devinssent les cliens du lendemain. Un Zollverein anglo-saxon, un empire économique et commercial se substituant, par des gradations insensibles, à l’empire militaire et administratif, tel était l’idéal offert en 1863 par M. Goldwin Smith, dans un livre alors célèbre, et accepté de tous les hommes intelligens.

Personne n’ose plus soutenir cette thèse. Le nivellement économique, l’union des intérêts, la plus précieuse et la plus difficile de toutes, ne peut être obtenue, on le comprend à présent, qu’au prix de sacrifices provisoires, et le resserrement de la solidarité politique en est la première condition. Les colonies ne sont pas des fruits qui tombent de la branche lorsqu’ils sont mûrs, mais les membres vivans d’un corps immense, qui se projettent à travers les continens et les mers de la planète, « avec les lignes de vapeurs et de chemins de fer pour appareil circulatoire, le réseau télégraphique et les câbles sous-marins pour système nerveux ». L’empire a repris conscience de lui-même. Il a crû démesurément ; il veut croître encore. Il aborde le XXe siècle avec d’insatiables appétits d’agrandissement et de conquêtes. Cela se nomme d’un nom qui a, en lui-même, quelque chose de retentissant, de superbe et de provocateur : l’Impérialisme.

Seeley a-t-il été l’ouvrier de cette grande œuvre dont le patriotisme anglais se réjouit, et dont le nôtre s’inquiète ? Non ; il en a été le théoricien, à peu près comme Hobbes a été le théoricien de la monarchie des Stuarts, Locke celui de la Révolution de 1688,