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LE PEUPLE GREC.

est utilitaire : c’est un négociant. Les œuvres d’art sont pour lui articles de commerce : il en fabrique sur des modèles presque invariables, selon les goûts de la clientèle : la beauté en elle-même, il ne s’en soucie guère ; aussi il parcourt le monde entier, et ne fait point de progrès. Le Grec, lui, joint au sens pratique et à l’adresse commerciale un amour instinctif du beau comme du vrai ; il n’est pas seulement fabricant et négociant, il est penseur et artiste. Le génie grec ainsi a deux faces : l’imagination qui vit dans un monde idéal, la réflexion qui s’applique aux réalités de la vie. Homère représente le premier aspect ; le second est représenté par Hésiode.

L’aptitude à percevoir les moindres nuances et les moindres rapports des choses se montre dans la richesse de la langue grecque, dans l’abondance des symétries, dans l’existence simultanée d’un vocabulaire pour la poésie et d’un autre pour la prose, dans l’étonnante facilité à former des composés, dans la variété des formes du verbe, dans les ressources dont on dispose pour marquer la subordination des différens membres de la phrase, dans les particules qui précisent les symétries ou les oppositions d’idées. C’est une langue de dialecticiens, où la logique n’est pas rectiligne, mais montante et descendante avec la synthèse et l’analyse ; et c’est en même temps une langue d’artistes par la variété et l’éclat des formes, par la richesse des épithètes où tout un tableau vient se condenser, par l’ondoiement et la liberté rythmique des périodes et des strophes, qui fait contraste avec la rigidité un peu monotone et la solennité trop oratoire de la langue latine. Le libre génie de la Grèce s’est fidèlement exprimé dans la langue grecque.

C’est la volonté qui, chez les Grecs non Doriens, s’est montrée relativement inférieure. Ils sont sans doute capables d’un grand élan et aiment, comme dit Platon, à courir un beau danger ; mais ce qui leur fait défaut, c’est la persévérance en un même dessein obstinément suivi. Ils sont, comme les Gaulois, mobiles et trop amateurs de nouveauté. En outre, ils n’ont pas le besoin de subordination à un grand tout : leur sens individuel les porte trop souvent à l’indiscipline. L’extraordinaire développement de leur intelligence leur fait trop bien apercevoir le pour et le contre en chaque chose pour que leur volonté se donne tout entière et pour toujours. Prompts à l’enthousiasme, ils connaissent trop l’engouement et ses faciles déceptions, avec le découragement qui les suit.