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et plus chargées de poussières, colore en jaune ardent, en rouge, tout ce qu’elle touche. Au contraire, le jour blafard de nos villes du Nord, entrant largement par de grandes baies, produit des points lumineux bleus, comme on en voit dans le portrait de M. Gladstone, par M. Hamilton. L’un n’est pas plus conventionnel que l’autre. Et les teintes rosées ou rouge sang que nous voyons sur la figure et la main gauche de M. Drachmann par M. Kroyer, ou sur les pêcheurs qu’il peint à Skagen, ne sont ni conventionnelles ni particulières aux pays Scandinaves.

Un soir de septembre, nous ramions, avec plusieurs amis, sur Venise, venant de Torcello. Quelle que fût la diligence de nos gondoliers, le soir nous atteignait avant que nous puissions gagner la ville et revoir ses richesses. Mais qu’importait ? Il y avait un éblouissement d’eaux et de feux allumés par le couchant. Qu’avions-nous besoin du Titien ? nous avions à l’horizon les montagnes violettes de Cadore. A quoi bon le Tintoret ? le soleil, en s’en allant, nous enveloppait, une minute, d’un Paradis dont nous étions nous-mêmes les bienheureux. Un gondolier avait perdu son chapeau. L’épiderme des eaux frôlée par les lumières frisantes réverbérait comme un métal. De place en place, un banc de terre morte s’allongeait à fleur d’eau et coupait les reflets de feu qui venaient clapoter sous notre barque. Les rares gondoles qui passaient à l’occident faisaient des taches si noires qu’on eût dit des mouches se promenant sur le nimbe d’un saint. Çà et là, des piliers plantés dans la lagune sortaient de la mer et, sous eux, leurs longues images reflétées mouvantes et torses semblaient des serpens fouillant dans un bain d’or. Au loin, une ligne noire, droite, Venise. C’était un samedi, et les ouvriers qui avaient travaillé toute la semaine, dans les petites îles, à souffler du verre revenaient passer le dimanche à la ville. Quelques-uns chantaient. Le soleil les regarda et aussi notre gondolier, qui ramait debout, tête nue, et il écrasa sur leurs faces ses pinceaux chargés de carmin et de vermillon. Ils furent sanglans. — Un Kroyer ! — nous écriâmes-nous tous. Nous avions passé une bonne partie du jour à discuter sur la possibilité d’un effet violent observé dans son tableau, alors exposé à Venise, le Départ des pêcheurs après l’« Ave Maria  ». Nous avions douté de la justesse de l’effet. La nature nous répondait.

La lumière n’est donc pas toujours blanche et bleue, comme l’ont voulu les partisans de la céruse, pas plus qu’elle n’est