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Tout autre est la situation de l’institutrice sans place, si elle est orpheline, et c’est précisément le cas de beaucoup d’entre elles. Étant sans famille pour la recevoir, il lui faut d’abord se loger et d’une façon convenable, car, si l’on vient chez elle aux renseignemens, elle ne peut pas recevoir dans une chambre misérable. Il faut se nourrir dans un endroit convenable également. L’hôtel garni et le restaurant coûtent très cher. Il faut que la toilette demeure soignée, et ne trahisse pas trop la gêne. Enfin, il faut s’épuiser en courses et en visites. Les plus à plaindre sont celles qui ont passé plusieurs années à l’étranger. Elles ont perdu toutes leurs relations à Paris, où peut-être elles n’en ont jamais eu beaucoup, et ne savent à qui s’adresser. Les autres font quelques visites, humbles et timides, aux familles amies de leurs anciennes élèves, qui leur promettent vaguement de s’occuper d’elles, et puis qui n’y pensent plus. Beaucoup ne connaissent même pas l’existence de ces bureaux de placement dont j’ai parlé, ou répugnent à s’y adresser, pensant, non sans raison, que les familles qui s’adressent à ces bureaux ne sont pas l’élite. Ces quelques démarches faites, elles attendent. Quoi ? Elles n’en savent trop rien. Pendant cette attente, le peu d’argent qu’elles avaient pu économiser s’en va rapidement, et la misère les guette. Quand elle les atteint, elle est atroce.

Ce n’est pas seulement en effet la misère du corps, les privations, les souffrances, le froid dans une petite chambre où l’on ne peut pas allumer de feu, les repas trop courts, parfois la faim. C’est encore la misère de l’âme, l’humiliation de la déchéance, l’angoisse de l’avenir, la perspective de l’aumône qu’il faudra bien recevoir, et peut-être solliciter. C’est aussi la préoccupation aiguë de conserver à tout prix dans sa personne et ses vêtemens une apparence décente. Ce n’est pas seulement une question de dignité ; c’est une question de salut. Qui voudrait d’une institutrice en haillons ? et Dieu sait si les vêtemens s’usent rapidement par la pluie et la crotte !

Le trop grand nombre de jeunes filles qui s’adressent à la Société de protection des Alsaciens-Lorrains, fondée par mon père, m’a permis parfois de recevoir des confidences, ou de recueillir des mots navrans. Je me souviens d’une, entre autres, qu’un malentendu avait fait revenir chez moi deux fois dans la même journée. Elle demeurait très loin. Comme je m’excusais de la longue course que je lui avais imposée : « Cela ne me fait rien